C’est en 1992, dans une démarche de collecte de terrain, initiée au début des années 1970 auprès de descendants de photographes, que le musée de Bretagne achète le fonds du studio photographique d’Amédée Fleury, situé à Luitré (Ille-et-Vilaine). Riche de près de 6 000 négatifs, il montre la vie quotidienne des habitants de bourgs et villages du nord-est de l’Ille-et-Vilaine et de quelques communes de Mayenne : de Saint-Georges-de-Reintembault à Vitré et de Saint-Georges-du-Chesné à Ernée. Pendant plus de soixante ans, de 1896 à 1958, Amédée Fleury sillonne les routes de son pays, à vélo, à moto puis en automobile, pour immortaliser les grandes étapes de vie de ses concitoyens – communion, conscription, mariage, etc. – comme les moments de labeurs et de fêtes. La longévité de sa carrière fait de ses images de véritables témoins de l’évolution de la société rurale dans la première moitié du 20e siècle.

Hasard, destin ou providence ?
Amédée Fleury naît en 1878 à Luitré (Ille-et-Vilaine). Il est le troisième fils de Victor, cordonnier qui fabrique et vend des souliers de cuir dans son atelier, situé au pied de l’église de la commune. Ses deux frères aînés ont déjà trouvé leur vocation quand lui reste seul chez ses parents.

Il occupe son temps entre la paroisse, où il est organiste, et l’atelier de son père, qu’il aide un peu. Mais celui-ci n’a guère besoin de lui. Dans un bourg si proche de Fougères, ville où l’industrie de la chaussure est alors en plein essor, le métier de cordonnier rapporte peu : pour compléter les revenus du foyer, Victor crie les ventes, coupe les cheveux, rase les barbes et, conseillé par un pharmacien de Rennes, arrache les dents… La question de l’avenir d’Amédée se pose. De mémoire familiale, tout va se jouer en 1896. Amédée a 18 ans lorsqu’un dimanche après les vêpres, au cours d’une promenade à vélo, on l’interpelle : « Vous n’êtes pas photographe, vous ? ». Un homme, sur le point de se marier, cherche quelqu’un pour lui « tirer le portrait ». De retour chez lui, Amédée relate cette rencontre à son père qui voit là, la solution à son problème : le vicaire de la paroisse possède un appareil, il sait faire des photographies, il montrera à son fils comment procéder, et celui-ci deviendra photographe, métier qui n’existe pas encore à Luitré… Qu’il en soit ainsi ! Quelques jours plus tard, dans le jardin du presbytère, Amédée passe la tête sous le voile noir, fait la mise au point sur le verre dépoli en déplaçant l’objectif, remplace le verre par un châssis contenant une plaque de verre sensibilisée, choisit la vitesse d’obturation, arme l’obturateur, relève le volet du châssis, appuie sur la poire du déclencheur puis recouvre la plaque. À la nuit tombée, l’abbé lui fait développer, fixer et laver le cliché : c’est réussi. Comme l’a fait son père avant lui dans une autre profession, il part se former à Paris pendant quelques mois. À son retour, Amédée est photographe, il le sera encore à 80 ans. Sa fille, deux de ses fils et quatre de ses petits-enfants suivront sa voie – son fils André crée la maison parisienne Actualités Mondial Photo et sera photographe pour la Mairie de Paris pendant trente-quatre ans. En croyant convaincu, Amédée reconnaît naturellement l’œuvre de la providence.
Savoir technique et commerce
Très vite, Amédée se procure le matériel nécessaire à son activité. À ses débuts, il prend les clichés en extérieur et s’installe dans la grande cave familiale pour réaliser les tirages papier. Le bouche à oreille fait sa publicité et, sa clientèle s’étoffant, il a rapidement besoin d’un local. En 1899, son père lui offre la possibilité de construire dans son jardin un premier lieu de travail.

Cette photographie marque la fin de la construction du premier atelier, dans le jardin de la famille Fleury à Luitré. Les trois ouvriers venus de Fougères prennent la pose, accompagnés du père d’Amédée se tenant debout à leurs côtés.
Parallèlement, Amédée acquiert des livres sur la photographie, prend un abonnement à la revue Le Photographe, se documente sur un atelier à la lumière du jour. Il le fera construire en 1904, accolé à la maison familiale : la lumière naturelle y est largement dispensée par les deux pans du toit et une partie du mur nord, réalisés en verre dépoli. Des voilages permettent de la moduler, en fonction de l’heure et des conditions météorologiques. Sur le mur du fond est fixée une toile peinte montrant un parc de château, qui place les portraiturés dans une position sociale avantageuse. Tout est prêt pour recevoir les clients dans les meilleures conditions.

Bien sûr, les déplacements et prises de vue en extérieur restent très fréquents. Lorsque tréteaux et planches sont nécessaires, pour les groupes, il fait appel à son ami, le boulanger du village, qui le conduit avec sa voiture hippomobile. Son vélo suffit pour les petits déplacements, mais son champ d’action s’étendant, il achète une motocyclette puis une automobile après la Première Guerre mondiale. La prise de vue faite, un long travail de « laboratoire » commence : retouche des négatifs si besoin, tirage au châssis manuel par contact du papier contre le cliché, le tout éclairé à la lanterne – l’électricité n’arrivant qu’en 1929 à Luitré -, développement, fixage à l’hyposulfite, lavages répétés, séchage, mais aussi découpe des tirages, collage sur carton de fond et parfois encadrement. Il réalise aussi des agrandissements, grâce à une lanterne de projection à pétrole et à un écran de projection, qu’il retouche toujours et parfois colore au crayon.

Cliché original, Amédée tenant son fils, également prénommé Amédée, retouche l’agrandissement d’un portrait de sa femme et de sa fille. Il fut utilisé pour réaliser une carte de vœux.
Sa fille Maria se spécialise dans cette tâche délicate à partir de 1925, date à laquelle elle rejoint l’activité du studio. Ces agrandissements font la renommée du studio jusqu’à Saint-Pierre-et-Miquelon. Avec son ami le révérend père Yvon, aumônier des terre-neuvas, Amédée met au point un véritable commerce à distance : les habitants de l’archipel ne disposant pas sur place des services d’un photographe, confient leurs précieux tirages à une commerçante locale, une certaine Madame Durruty. Celle-ci les remet au père Yvon qui se charge de les convoyer jusqu’à Luitré. Lors du voyage suivant, le révérend père ramène tirages et agrandissements aux lointains clients de Madame Durruty. On peut donc certainement trouver encore aujourd’hui des images signées A. Fleury – Luitré Outre-Atlantique…
Amédée Fleury édite en outre des milliers de cartes postales montrant les communes environnantes, vendues dans les commerces locaux, ainsi que des cartes postales publicitaires pour des artisans. Il propose également des portraits sur émail pour pierres tombales, des « photos-bijoux », qu’il fait fabriquer par une maison spécialisée située dans le centre de la France. Les broches et pendentifs connaissent un succès particulier pendant la Première Guerre mondiale : maris et fils, partis au loin, demeurent présents par l’image au quotidien.

Amédée sait, de plus, trouver les moyens pour attirer de nouveaux clients : outre les cartes postales publicitaires qu’il édite pour son propre compte, détaillant la totalité de sa production, il place devant un café de Fougères une vitrine volante présentant ses photographies. Décidé à attirer cette clientèle urbaine, il propose même aux Fougerais se rendant en train le dimanche à l’étang de Vezins, lieu de pêche proche de Luitré, le remboursement du prix du billet pour toute prise de vue. Il sait aussi remercier ses bons clients en leur offrant des objets publicitaires ornés de photographies humoristiques. Amédée Fleury met en œuvre précocement une véritable stratégie commerciale pour réaliser sa longue et fructueuse carrière.
Photographe des âges de la vie
Amédée Fleury est avant tout le photographe des familles. À travers sa production, il est le témoin direct de la vie privée de ses concitoyens. On fait appel à lui pour immortaliser rites de passage et grands événements familiaux. Les images de baptême sont très peu nombreuses ; cette cérémonie se passant le plus souvent dans l’intimité, seuls les baptêmes « exceptionnels » font l’objet d’une prise de vue. C’est le cas de celui du douzième enfant de la famille Hubert en 1937 : la coutume voulant que des personnalités parrainent le douzième enfant d’une fratrie, celui-ci eu pour parrain le président de la République lui-même, Albert Lebrun, représenté par le député de Fougères ce jour-là, et pour marraine Guillemette du Pontavice, comtesse du Plessis de Grénédan, épouse du maire de Luitré.
Marquant la rupture entre l’enfance et l’adolescence, la communion solennelle s’accompagne systématiquement d’un passage devant l’objectif, sur la place de l’église directement après la cérémonie ou dans le studio de Luitré. Attitude de prière, chapelet, missel, robe longue, voile et/ou brassard blancs fixent sur papier le souvenir de l’importante cérémonie religieuse.
Autre rite de passage, de l’adolescence à l’âge adulte cette fois, la conscription fait aussi l’objet de photographies. Ils ont 20 ans, vont effectuer leur service militaire et être absents de leur village durant de longs mois. Ils entament alors la « tournée des conscrits », se rendent en groupe chez les jeunes filles à marier, où la famille offre le cidre et parfois le repas. C’est aussi l’occasion de venir chez le photographe pour prendre fièrement la pose.

Selon les statistiques de la collection Fleury conservée au musée de Bretagne, les photographies de mariage représentent l’activité principale d’Amédée : près de 62 % des négatifs montrent groupes de noces, couples de mariés, couples d’honneur, etc. Sur une période de soixante années (1896-1958), on constate d’importantes évolutions : dans les gestes des époux au moment de la pose, dans les tenues vestimentaires – celle de la mariée comme celles des invités -, dans la place des demoiselles et garçons d’honneur, dans celles des enfants aussi. Autant de symboles à comprendre, de signes à décrypter…


L’incontestable talent de portraitiste d’Amédée Fleury s’exprime le mieux dans les portraits de famille qu’il réalise dans son studio ou directement dans les foyers. À une période où le recours aux services du photographe demeure encore exceptionnel – seuls quelques portraits sont réalisés dans une vie -, l’heure est à la gravité au moment du cliché. On est soucieux de donner l’image la plus honorable et la plus digne de soi. Le décor du studio – illusion de parc de château et mobilier bourgeois -, le port des plus beaux vêtements gomment le quotidien et affichent même un statut social très souvent supérieur au sien. C’est dans ce moment si solennel que le talent du professionnel s’exerce. L’un de ses fils, l’abbé Louis Fleury, relate l’instant sensible : « Il fallait perfectionner ou rectifier la pose, les mains, l’orientation du visage, délicatement, avec le sourire, les mots qui détendent le sujet souvent crispé. Amédée retournait près de son appareil, le déclencheur dans la main droite, la main gauche étendue sur l’objectif, il fixait son sujet ou son groupe, guettant le moment ou les expressions favorables, les provoquant par un mot, une plaisanterie adaptée : « Toc, ça y est ». Toujours une deuxième pose, par prudence ou pour mieux faire ; et le scénario recommençait. Avec les enfants, il avait ses trucs : le petit oiseau classique, les jouets, musiques, petits cris, exclamations, etc. pour surprendre, réveiller ou apaiser. Il réussissait fort bien. »
Nombreux sont également les portraits de famille pris en extérieur, à proximité du domicile. Parfois devant la porte d’entrée, parfois devant un morceau d’étoffe que l’on tend pour créer un fond neutre, « estompant » le statut social des portraiturés. Amédée les prenait lors de ce qu’il appelait ses « tournées dans les bas-fonds », se présentant de foyer en foyer dans la campagne environnante et proposant ses services.
De tous ces clichés de groupe, il extrait souvent un visage à la demande des familles, afin de réaliser agrandissements ou images mortuaires, dernier souvenir du défunt. Du berceau à la tombe, Amédée Fleury est le photographe fidèle de ses concitoyens.
Témoin d’un monde rural en évolution
Les photographies d’Amédée Fleury témoignent aussi de l’organisation du monde agricole et de ses évolutions liées à la mécanisation. Les clichés de cours de fermes montrent le cadre de vie des paysans, mais donne aussi une idée du nombre de travailleurs sur l’exploitation, de l’importance et de la nature du cheptel. Quelques autres illustrent les débuts de la mécanisation, l’arrivée des premiers tracteurs qui entraînera à plus ou moins court terme la vente des chevaux. Les plus émouvants sont sans conteste ceux des battages, moments de très dur labeur mais aussi de convivialité et de sociabilité, où les voisins se réunissent dans la ferme où l’on bat, et se retrouveront dans une autre exploitation quelques jours plus tard… L’heure est à l’entraide. Sur l’image, tous les participants sont réunis, des hommes juchés sur les machines aux femmes et enfants chargés d’amener la collation sur place (lard et cidre le plus souvent). Ce temps de travail intense qui s’achève par un grand moment de fête est immortalisé par le photographe dans de très nombreuses fermes.

Un autre témoignage précieux réside dans l’ensemble de prises de vue des métiers de l’artisanat et du commerce. Peut-être réalisées afin d’illustrer des cartes postales publicitaires, elles ont l’immense intérêt de montrer des professions qui évolueront beaucoup, voire disparaîtront complètement dans les décennies suivantes. C’est le cas, par exemple, de l’activité du maréchal-ferrant qui s’éteindra avec l’arrivée de la modernité. Amédée Fleury montre un monde artisan et commerçant dynamique, au service de la population locale.
Dans un autre registre, les photographies de processions, de missions, les portraits de groupes d’ecclésiastiques ou ceux des familles dont un membre voire plusieurs appartiennent au clergé, disent l’omniprésence de l’Église dans cette première moitié du 20e siècle.

Enfin, les clichés d’Amédée révèlent l’amour qu’il port à son pays, aux champs vallonnés, aux bourgs de caractère, qui ont connu depuis bien des métamorphoses. Le goût pour les belles demeures aussi, dont il sait se faire ouvrir les portes. Un jour, il est appelé au château du Bois-le-Houx, à Luitré : un Parisien veut le rencontrer pour découvrir quelle peut être l’activité d’un photographe de campagne. C’est… Auguste Rodin, qu’Amédée immortalise en très proche compagnie de la duchesse de Choiseul, dernière passion du sculpteur. Cette plaque a hélas peut-être aujourd’hui disparu, comme des milliers d’autres, brisées et enterrées dans le jardin familial pour gagner de la place, ou renvoyées aux usines Lumière pendant le Seconde Guerre mondiale, qui les réutilisaient, faute de matériaux…
Les milliers de clichés d’Amédée Fleury racontent une époque, des pratiques, une société. Grâce à eux, on peut aussi approcher la sensibilité de leur auteur, ses convictions. Ils ont en outre l’immense avantage d’être majoritairement datés, documentés du nom des portraiturés, de leur commune d’origine. Ils sont donc également source d’information pour les généalogistes. Comme l’écrivait son fils Louis en 1992, grâce à eux, on le souhaite, « les noms refroidis des arbres généalogiques redeviendront des visages chaleureux ».
Fabienne Martin-Adam
Extrait de Amédée Fleury, un artisan photographe en Haute-Bretagne, éditions de Juillet, Rennes, 2013.
A voir également, le parcours thématique sur Amédée Fleury dans les Collections en partage du musée de Bretagne.
Ping : Une partie de campagne dans les collections photographiques du Musée de Bretagne – Musée dévoilé
J’aimerais contacter un membre de la famille pour lui demander l’autorisation d’utiliser des images d’Amédée Fleury dans les images que je crée. Pourriez-vous m’indiquer à qui je peux m’adresser ? Je vous remercie de votre attention.
Bonjour, les ayants droit d’Amédée Fleury ont choisi de placer son œuvre sous licence CC BY SA. Pour savoir ce que cela vous permet, je vous invite à consulter cette page https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/fr/
Merci pour votre intérêt.
Ping : La Bretagne en fête(s) – Musée dévoilé