La collection
Été 1978, rue Codilo à Redon, une grande maison abandonnée reçoit la visite de Robert Mallet, ingénieur en région parisienne, descendu tout exprès de la capitale. À l’extérieur le long d’un des pignons, sous un auvent, une masse rectangulaire prise dans la végétation s’étire sur une longueur approximative de six mètres, une hauteur d’environ un mètre cinquante et une profondeur de cinquante centimètres. Elle est composée de fines dalles de verre empilées sur champs comme des ardoises collées l’une sur l’autre. Il s’agit d’anciennes plaques photographiques que les intempéries ont effacées et amalgamées par blocs. Dans la maison qui a été squattée et pillée, les pièces du rez-de-chaussée et du premier étage exposent les vestiges d’un intérieur bourgeois : tissus muraux mangés par l’humidité, cimaises, becs de gaz, linges et objets divers cassés répandus sur le sol. Au troisième étage occupé par le grenier, des centaines de boîtes de plaques photographiques enfermant d’autres négatifs sur verre attendent notre visiteur. Ces plaques épargnées par les pilleurs et protégées contre l’humidité par leurs emballages en carton sont intactes. Robert Mallet est, comme sa cousine Annick Thomas, héritier de la maison, quittée douze années plus tôt par leur tante. Ce bien était celui de leur grand-mère maternelle Anne Robert-Catherine : la femme photographe de Redon.

Si les négatifs sur verre à l’extérieur de la maison, probablement les plus anciens, sont considérés comme perdus et seront jetés, ceux du grenier, les plus récents, seront sauvés par Robert Mallet. Les négatifs seront vendus à un collectionneur et marchand versaillais Serge Clin qui contactera Jean-Yves Veillard directeur du musée de Bretagne à qui il revendra la collection. En 1978, ce sont donc près de 14 000 plaques de verres qui rejoignent, dans leurs boîtes d’origine, les réserves du musée. Cinq ans plus tard en 1983, une exposition organisée par Jean-Yves Veillard et François Hubert, consacrera Anne Catherine et le photographe Raphaël Binet, auteur d’une autre collection nouvellement acquise par l’établissement. Un catalogue est édité. Au terme de l’évènement les quelques plaques exposées sont replacées dans les réserves puis le fonds Catherine est à nouveau oublié. En 2013, la collection sort de son second sommeil à l’initiative de plusieurs passionnés issus du pays de Redon. Nettoyées et conditionnées, cette fois-ci entièrement, les négatifs de la collection font aujourd’hui, avec l’aide du Groupement Culturel Breton des Pays de Vilaine, l’objet d’une recherche d’identification. L’enjeu est important : la plupart des plaques ne portent ni les noms des sujets photographiés, ni les dates, ni les lieux.

Or c’est la mémoire de tout un territoire par ailleurs relativement peu étudié : le pays de Redon, et d’un moment charnière : le tournant de la Grande Guerre, que couvre cette collection. Au début du 20e siècle, des milliers d’habitants de la région redonnaise se sont présentés devant l’objectif d’Anne Catherine pour saisir les moments clé de leur vie : en robe de baptême, en communiant(e), en uniforme militaire, en marié(e), en tenue de paysan, d’artisan ou de bourgeois. La somme de ces images forme un corpus de données d’une rare richesse. C’est toute une société qui en exposant ses codes, son organisation, les symboles de ses transformations, se donne à voir et s’interprète. Si pour la redonnaise Anne Catherine elle n’a photographié que « l’évidence » de son milieu et de son époque, aujourd’hui, 100 ans plus tard, sa production prend une autre valeur. Elle devient le patrimoine imagé, historique et social, unique de tout un territoire.
La trajectoire de vie d’Anne Catherine : une histoire bretonne
Anne Robert est née en 1874 au hameau de la Boulais à Guer, commune du Morbihan. Dernière d’une fratrie de cinq enfants, son père est, selon les déclarations de celui-ci à la naissance de ses enfants, charpentier, et sa mère, cultivatrice. La consultation des recensements quinquennaux apporte des informations complémentaires précieuses. En 1866, le père est signalé « boiteux ». En 1872 et 1876, le couple est indiqué comme « journalier(s), indigent(s), secouru(s) par la charité ». Cette pauvreté du ménage n’est pas exceptionnelle. Une large part de la population bretonne connaît en cette seconde moitié du 19e siècle une situation de grande vulnérabilité. La croissance démographique très forte que connaît la région alliée à l’exigüité des exploitations agricoles explique en grande partie ces situations misérables. À cette vulnérabilité économique et sociale est associée une forte mortalité infantile. Chez les Robert, deux enfants sur cinq n’atteignent pas l’adolescence. Dans ce tableau plutôt sombre où se dessine l’enfance de la petite Anne, des points positifs cependant apparaissent. Les enfants Robert, filles et garçons, bénéficient tous d’une instruction primaire. Cette scolarisation systématique a priori peu attendue, les lois Ferry rendant l’école obligatoire n’interviennent qu’en 1882, s’explique par le soutien des municipalités et des conseils de paroisse prodigués auprès des familles les plus démunies.
Devenus adolescents, les trois enfants survivants du couple vont l’un après l’autre quitter la commune. La pauvreté des Robert est sans aucun doute ici le facteur déclenchant. Jeanne, de 10 ans l’aînée d’Anne, quitte Guer probablement au terme de l’école primaire intervenu peu après 1876. Nous retrouvons sa trace tardivement en 1911 où elle est indiquée mariée et habitant la ville du Mans. Joseph de 5 ans l’ainé d’Anne réalise après son service militaire un parcours migratoire qui le conduit successivement à Paris, à Saint-Sulpice-des-Landes en Ille-et-Vilaine puis au Havre où il est employé comme sommelier sur les navires transatlantiques. Marié en 1901, il rejoint le bourg de sa commune natale en 1909 en s’établissant quincailler grâce à la reprise du commerce de ses beaux-parents. Anne, quant à elle, quitte Guer à 12 ans pour Angers, où elle est placée chez un pharmacien pour apprendre la cuisine. Elle « monte » ensuite à Paris et est employée comme cuisinière chez un attaché du protocole du ministère des Affaires étrangères. Les départs des trois enfants Robert participent au vaste mouvement régional qui s’est amorcé en Bretagne dès 1830 et qui s’est accéléré dans le dernier quart du 19e siècle. Pour les Robert la migration leur a permis une ascension sociale significative. Anne, qui à 20 ans est employée de maison, n’est pas n’importe quelle domestique. Elle a acquis une qualification de cuisinière de maison bourgeoise et exerce dans les familles de la très haute bourgeoisie parisienne. À qui doit-elle ses placements ? Sur quel réseau a-t-elle pu compter ? Les descendants questionnés n’ont, sur ce point, pas pu nous renseigner.
Le 24 juin 1895, Anne a 21 ans et se fait photographier au studio Graffe, place des arts dans le 11e arrondissement de Paris. Est-ce au cours de cette séance qu’elle fait la rencontre de son futur mari Louis Catherine ? Ou l’a-t-elle rencontré quelque temps auparavant ? Né en 1872, à Saint-Martin-de-Bienfaite dans le Calvados, Louis est fils d’ouvriers fileurs. Clerc d’huissier à 20 ans, réformé définitivement de l’armée lors de son service militaire à 22 ans pour « hémiplégie droite », il aurait ensuite abandonné la formation d’instituteur pour « monter à la capitale » apprendre le métier de photographe.
Toujours est-il que, dans la seconde moitié de 1895, Anne tombe enceinte. Cette grossesse avant mariage, sans doute non prévue, impose l’abandon de son emploi et le repli précipité au village natal. Le couple s’y marie le 15 février 1896 puis Anne accouche le 21 mai d’une petite fille prénommée Paule. Mariés et jeunes parents, ils doivent rapidement trouver une rentrée d’argent et un lieu où s’établir. Une opportunité s’ouvre à eux à Redon, ville de 7 000 habitants en 1896, située à 30 kilomètres au sud de Guer. Adélaïde Duparc, 60 ans, veuve depuis 1889 du photographe dieppois Eugène Duparc, tient un des trois principaux studios de la ville qui est probablement aussi le plus ancien de Redon, installé depuis 1871 rue Saint-Michel.

Les deux autres studios étaient celui d’Auguste Bouteloup, situé 5 rue Victor Hugo au cœur de Redon et celui de Georges Varin (studio Georges) établi de l’autre côté de la Vilaine à Saint-Nicolas-de-Redon dans le quartier industriel de la Digue. Jouant peut-être de l’origine normande de Louis et de l’origine locale des Robert, le couple obtient la reprise du fond de commerce. Installé initialement rue des États en 1897, le studio portera dès le début les deux noms de Catherine et Robert indiquant qu’Anne participe activement à la conduite de la boutique. Après la naissance de leur première fille, de nouvelles naissances se succèdent rythmant les premières années de leur installation redonnaise. Robert naît en 1897, Annic en 1899, Jeanne en 1901, les jumeaux Louis et Blanche en 1903. Le choix des parrains et marraines forme un indice intéressant de l’espace social du jeune couple à cette époque. Parmi ceux-ci on compte un commerçant-charretier, un représentant de commerce, un horloger mais aussi un peintre et deux photographes : la veuve Duparc et un certain Eugène Gilbert. Le statut économique de ces personnes indique la rapide insertion du couple dans le milieu des artisans-commerçants de Redon. En 1899 la famille et le studio déménagent de la rue des États pour une location rue Notre-Dame puis se déplacent à nouveau en 1904 pour une autre location rue de la Gare où le commerce se maintiendra jusqu’à sa fermeture en 1927.

Dans ce dernier déménagement, le studio quitte le quartier populaire des tanneurs et des équarrisseurs pour se rapprocher du centre ville plus prestigieux, mais aussi de la gare, point de départ de nos professionnels pour se transporter vers les principaux bourgs ruraux du pays. À côté des activités du studio, les premières années du couple sont, semble-t-il, pour Anne, consacrées à ses tâches maternelles pendant que Louis recherche et fréquente les notables de la petite cité. Cette sociabilité masculine et bourgeoise qui s’entretenait au tournant des 19e et 20e siècles autour de verres d’absinthe va avoir raison de la santé du photographe. En 1909, Louis effectue un court séjour de soin à l’asile de Saint-Méen de Rennes où finalement il décède le 24 avril. Anne se retrouve veuve à 35 ans avec cinq enfants en bas âge.
1909, année tragique, est une année de rupture dans la vie d’Anne qui ne se remariera pas. Reprenant seule l’activité du studio, les 18 années qui vont suivre sont celles d’une intense dépense d’énergie pour répondre aux besoins de sa famille. Sa production photographique rend compte de ses efforts. De Séverac à Carentoir et de Malansac à Langon, soit dans un rayon de 25 kilomètres autour de Redon, « Madame Catherine », comme la nomme respectueusement les habitants du pays, pose son trépied et installe sa chambre photographique dans la plupart des communes rurales.

Communions, conscrits, mariages, sujets individuels et groupes de familles sont entrepris de façon systématique, à la chaîne. Ces reportages en campagne supposent le transport d’un lourd et encombrant matériel qui l’accompagne dans les trains et en charrette sur les routes parfois peu carrossables du pays. Au studio, rue de la Gare, l’activité est également importante. Les clichés de sujets individuels ou de groupes se succèdent en série. La journée de travail la plus intense est le lundi, jour de marché à Redon.
L’avènement de la Grande Guerre sera pour Anne Catherine source de nouvelles commandes. Épouses, parents ou enfants, séparés du mari, du fils ou du père partis au front, défilent devant l’objectif. Les portraits réalisés accompagnent les lettres envoyées par les familles au parent exilé afin de réconforter et de maintenir le lien. Par ailleurs à Redon, les soldats en permission, les blessés des hôpitaux et les soldats américains, arrivés à partir de 1918, forment d’autres occasions commerciales.

Si Anne Catherine profite professionnellement de la Grande Guerre, elle en est aussi victime dans son intimité familiale. Son frère Joseph rappelé dans la Territoriale décède d’une broncho-pneumonie en février 1917. Son fils Robert parti aux armées en 1915 sera blessé en juin 1918. L’armistice prononcée, les conséquences de la Grande Guerre produisent des effets sur l’activité du studio : un boom des mariages en 1918 et 1919 correspondant à un phénomène de rattrapage et, dans les années 1925-1927, un effondrement du nombre des communiants dû aux naissances qui n’ont pas eu lieu entre 1914 et 1918. La diminution des communions qui formaient une entrée financière importante du studio peut avoir provoqué une perte de profit non négligeable.

Si Anne a repris l’activité de son mari, contrainte et forcée, elle a su conduire son commerce en s’adaptant aux soubresauts brutaux de la conjoncture de son temps. Cette capacité s’observe, pendant ses 18 années d’activité solitaire, par l’amélioration d’abord lente puis rapide de sa situation économique. L’indice de cette évolution peut être apprécié indirectement, selon nous, par l’examen des trajectoires scolaire, matrimoniale et professionnelle hétérogènes de ses enfants. Concernant Paule, l’aînée, nous ne connaissons pas son cursus scolaire. Elle est indiquée « sans profession » dans les différentes archives consultées. Elle demeurera célibataire et passera sa vie aux côtés de sa mère à lui porter assistance. Robert exercera le métier d’ajusteur monteur à Redon et restera célibataire. Nous ne savons pas si Annic exerça un métier, mais nous savons qu’elle épousera un employé des chemins de fer qui deviendra chef de gare. Jeanne est celle qui a été le plus loin dans ses études puisqu’elle deviendra institutrice publique, elle épousera un instituteur. Enfin, le dernier de la fratrie, Louis est indiqué à 20 ans, âge de son décès, employé de banque. La situation scolaire, professionnelle et sociale des cadets est plus confortable que celle des aînés. Ce constat est selon nous révélateur de l’amélioration d’abord difficile puis plus aisée de la situation d’Anne Catherine. Un autre indice de l’accès à une certaine aisance financière est l’achat en novembre 1922 de la grande maison de Codilo. La photographe sera aussi en mesure d’aider financièrement ses deux dernières filles pour leur permettre d’acheter leur propre maison. Enfin l’arrêt soudain et définitif de l’activité d’Anne Catherine en 1927 à seulement 53 ans fournit peut-être un autre indice de la réussite économique de notre photographe : Anne estime avoir acquis le confort économique suffisant pour interrompre son activité.

Les ressorts des capacités d’adaptation d’Anne Catherine peuvent être trouvés dans sa force de caractère sans doute peu commune. En tant que femme, il n’était pas attendu par ses contemporains qu’elle reprenne l’activité de son époux. Mais on doit aussi émettre l’hypothèse qu’elle ait su, et pu, bénéficier de ressources extérieures précieuses comme le soutien familial de son frère, de sa sœur, les solidarités féminines de son entourage ou encore l’entraide entre migrants dont elle a partagé l’expérience dans sa jeunesse. Sur ces deux derniers points les portraits familiaux d’Anne Catherine forment une source d’information précieuse. À la mort de son époux, Anne semble avoir pu compter sur l’épouse du tuteur de ses enfants : Marie-Anne Leclerc épouse Gendrot. Cette femme apparaît sur les photographies des Robert-Catherine à plusieurs reprises. De 9 ans l’aînée d’Anne, Madame Gendrot était épicière rue de la Gare, épouse sans enfant d’un représentant de commerce. Ces informations avancent l’hypothèse que Marie-Anne Gendrot disposait d’une certaine disponibilité de temps et ouvre la possibilité que naisse entre les deux femmes une solidarité féminine de voisinage. Madame Gendrot était native de Rouen, la région d’origine de Louis. La manifestation d’une solidarité entre migrants a peut-être aussi animé le rapprochement des deux femmes. Il serait intéressant de pouvoir mieux étudier le réseau de relations qu’entretenait Anne Catherine, car il est une clé pour la compréhension de son parcours et de sa réussite professionnelle et familiale.
Anne Catherine se retire en 1928 avec sa fille aînée dans sa maison de Codilo. Elle aura connu de son vivant quatre décès de ses enfants : Blanche en 1905, décédée à 17 mois, Louis en 1924, décédé des suites d’un vaccin mal dosé reçu lors de son service militaire, Robert en 1930 et Annic en 1943. En 1958, âgée de 84 ans, elle s’éteint à son tour, oubliée de la plupart des Redonnais. Bien qu’il semble qu’elle n’ait plus touché un appareil photographique après 1927, Anne Catherine rapatriera dans sa maison de Codilo les négatifs sur plaques de verre qui avaient fait l’objet de son attention durant ses 30 années d’activité. 100 ans plus tard, les négatifs qui ont pu être miraculeusement sauvés de la destruction, font le ravissement de ses re-découvreurs. Examiner la collection Anne Catherine, c’est ouvrir l’album des habitants du pays de Redon.
Ronan Balac
Enseignant-chercheur démographe à l’université de Picardie Jules-Verne, membre du CURAPP-ESS
Extrait de Anne Catherine, une photographe en pays de Redon, Ronan Balac, éditions Fage, Lyon, 2017.
A voir également, le parcours thématique Anne Robert-Catherine, femme photographe dans les Collections en partage.
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