Se plonger dans les collections « photographies » et « arts graphiques » du musée de Bretagne, dans lesquelles sont conservées plusieurs centaines de milliers de documents, amène à des redécouvertes revêtant un caractère de « chasse au trésor » éminemment passionnant.
À l’inverse des collections de cartes postales qui couvrent la totalité du territoire breton, l’étonnement est d’abord de ne pas trouver dans nos fonds de clichés exploitables de certains édifices emblématiques : Ar-Men (Sein), la Jument (Ouessant), Kéréon (entre Ouessant et Molène), le Petit Minou (Brest), les Poulains (Belle-Ile-en-Mer), Pen Men (Groix), le Grand Charpentier (Saint-Nazaire). Les hasards de la collecte sont parfois impénétrables… Malgré ces lacunes, l’état des collections photographiques du musée de Bretagne reflète plutôt fidèlement la réalité du terrain et la répartition géographiques des dispositifs de signalisation maritime sur le littoral breton : 19 édifices pour le Finistère (73 recensés au total), 7 pour les Côtes d’Armor (34 au total), 9 pour le Morbihan (27 au total), 4 pour l’Ille-et-Vilaine (9 au total), 3 pour la Loire-Atlantique (12 au total) ; les fonds du musée étant de manière générale moins riches concernant ce dernier département.

Provenant de dons et d’achats effectués par le musée depuis 1851, les vues de phares, feux et autres fanaux sont constituées de négatifs, sur verre ou film souple, de positifs sur film en couleur et de tirages originaux, sur papier albuminé pour les plus anciens. Leurs auteurs sont photographes professionnels pour la plupart : Jules Duclos (vers 1825- ?), René Crétois (1886-1953), Charles Grimbert (1871-1949), Henri Laurent dit Laurent-Nel (1880-1960), Paul Gruyer (1868-1930), Étienne Le Grand (1885-1969), Raphaël Binet (1880-1961), Roger Henrard (1900-1975), Charles Barmay (1909-1993) et aujourd’hui Jean Hervoche, Georges Dussaud, Alain Amet…
Photographier le paysage
La signalisation maritime dans les collections photographiques du musée de Bretagne nous plonge dans une thématique présente dès les débuts de l’histoire de la photographie : le paysage. À la constitution de ces fonds, dans les années 1870-1880, il s’est donc logiquement offert comme sujet privilégié, même si le portrait demeurait favori.
Cette prépondérance du paysage est également directement liée aux contraintes techniques des débuts de ce nouvel art. Imposant des temps d’exposition très longs, elles obligeaient à des choix de sujets de prise de vue statiques, rendant les clichés quelques peu « déshumanisés ». La Bretagne offre alors une multitude de panoramas à l’œil des photographes et c’est tout naturellement que le décor littoral de ses côtes et de ses îles, où se dressent phares, feux et fanaux, attire ces faiseurs d’images.

Le paysage fascine toujours et les photographes contemporains présents dans les collections du musée de Bretagne construisent, comme les pionniers du 19e siècle, de véritables « tableaux photographiques » fixant à tout jamais un « modèle » rarement conservé plus de quelques secondes à l’ »état naturel ».
Le génie humain à l’affiche
Des photographes choisissent de mêler grandeur naturelle, génie de l’homme et recherche esthétique à travers des vues d’ouvrages d’art (phares, fanaux, feux de ports, viaducs, barrages, écluses…) très nombreuses dans les collections du musée de Bretagne. Il s’agit alors de donner à voir un témoignage contemporain et documentaire des prouesses technologiques d’une époque et des changements topographiques engendrés.
L’ouvrage d’art devenant ainsi partie intégrante du paysage quotidien, historique ou identitaire, il est alors très difficile d’imaginer la Chaussée de Sein sans le phare d’Ar-Men ou la pointe Saint-Mathieu sans sa sentinelle. Autant de signes donnant ici à la photographie l’importance d’un témoignage ethnographique indispensable à la compréhension du monde.

Travailler à la commande
À côté des pratiques artistiques ou amateurs s’est développé un usage plus institutionnel et documentaire. Nombreux sont ainsi les photographes qui, parallèlement à leur activité de studio, effectuent des reportages de commande, publique ou commerciale, émanant de l’État et notamment du Service des Ponts et Chaussées, de compagnies de chemins de fer, de sociétés industrielles ou de travaux publics. Chantiers de phares, de voies ferrées ou d’installations hydroélectriques ont ainsi leurs habituels témoins dont les clichés composent une part importante des collections photographiques du musée de Bretagne.
Ces reportages bénéficiaient généralement d’une publication à l’instar de celle, prestigieuse, éditée sous la direction de Léonce Reynaud, éminent responsable du Service des Phares et Balises entre 1846 et 1877. À ce titre, il coordonna la construction de plus de 250 ouvrages de signalisation maritime dont beaucoup en Bretagne (Héaux-de-Bréhat, Portzic, île Vierge, Cap Fréhel, Roches-Douvres, Pierre-du-Herpin, Ar-Men dont il ne verra pas l’allumage…).. Publié entre 1876 et 1883, cet ouvrage, Les travaux publics de la France,constitué de cinq volumes richement illustrés de photographies, valorise le génie humain à travers les grands travaux de l’époque. Celui intitulé Phares et balises fut confié à Émile Allard, à l’origine du programme d’électrification des feux marins. Le musée de Bretagne possède ainsi dans ses collections des tirages originaux figurant dans ce volume : l’ancien phare de Penmarc’h, l’ancien feu de La Pointe du Raz ou celui de Kermorvan au Conquet.

L’arrivée du train, dans la seconde moitié du 19e siècle, fut également prétexte à de nombreux reportages commandés par les sociétés de chemins de fer voulant bien évidemment valoriser leur savoir-faire. Mais il s’agissait aussi pour elles de montrer la richesse touristique des régions traversées, dont la Bretagne, en y faisant des détours notamment par son littoral jalonnés de ports et de phares. Les collections présentent ainsi plusieurs tirages de Jules Duclos, installé à Lorient puis à Quimper, qui suivit l’arrivée du chemin de fer pour la Compagnie d’Orléans, faisant des clichés dans des endroits totalement à l’écart du train comme à l’île Louët dans la baie de Morlaix.

Vues du ciel
Néanmoins ce sont les vues aériennes qui probablement rendent le mieux compte de la beauté des éléments et du génie humain. Au fil du temps, deux collections ont ainsi enrichi les fonds photographiques du musée de Bretagne. Celle de la Société de Créations Artistiques Heurtier, installée à Rennes durant les années 1960 et achetée par le musée entre 1971 et 1979. Elle regroupe plus de 19 000 négatifs couvrant tous les départements bretons. Celle de Roger Henrard, pionnier de la photographie aérienne en France qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, monte son entreprise, la Société d’Exploitation Photo Aérienne Roger Henrard à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne). Actif sur l’ensemble du territoire français entre 1945 et 1975, il privilégia, pour la Bretagne, le littoral. Sa photothèque de plus de 20 000 clichés, rassemblée à celle de Louis Schmidt installé lui en Lorraine entre 1950 et 1980 et dont il fut le mentor, constituait la plus importante collection privée de photographies aériennes en France. Dispersée à l’arrêt des deux sociétés dans des services d’archives et autres institutions patrimoniales, le musée de Bretagne s’est porté acquéreur, entre 1979 et 1985, de la partie du fonds Henrard concernant la Bretagne, soit près de 3 500 vues.

De nouvelles étoiles pour les marins
L’éclairage des côtes françaises
La signalisation maritime est représentée par l’ensemble des dispositifs d’aide à la navigation côtière : phares, fanaux, feux et autres balises (tourelles, bouées, amers) se sont ainsi mis en place au fil des siècles pour couvrir l’ensemble de la façade littorale française afin de sécuriser l’approche des côtes et des ports.
Malgré la construction en 1611 du premier phare de France, Cordouan, dans l’estuaire de la Gironde, cette signalisation, constituée d’une vingtaine de feux établis sur les côtes du royaume, demeure balbutiante et insécurisante jusqu’à la fin du 18e siècle. Dès lors, c’est la volonté politique qui sera le moteur de cette « aventure des phares » : loi de 1792 confiant la surveillance des « phares, amers, tonnes et balises » au Ministère de la Marine ; décret napoléonien de 1806 mettant en place un Service des Phares et Balises ; Commission des Phares créée en 1811. Dirigée par François Arago, celle-ci publie en 1825 un document essentiel sur l’éclairage des côtes de France établissant ainsi un véritable programme national d’aménagement sécurisé du littoral. Enfin, un décret impérial de 1860 lance concrètement la phase de construction.
Parallèlement à cette démarche politique, les progrès de la technique vont révolutionner l’efficacité des dispositifs. Après les feux de bois ou de charbon, les lampes à huile végétale ou minérale, celles à pétrole ou à gaz, un jeune ingénieur français, Augustin Fresnel, secrétaire de la Commission des Phares, met au point en 1822 une lentille à échelons qui démultiplie l’efficacité de l’éclairage. Le premier phare équipé est celui de Cordouan en 1823 puis tous les autres édifices de signalisation en seront pourvus.
La Bretagne, région phare
En Bretagne, terre d’élection des phares où ces ouvrages d’art sont érigés en véritable emblème régional, le premier phare breton, identifié comme tel, celui du Stiff à Ouessant, est allumé en 1700.

Cependant, la présence de feux terrestres est attestée sur le sol armoricain dès le 15e siècle. C’est le cas à la pointe Saint-Mathieu où un bûcher, premier feu du Finistère, entretenu par les moines bénédictins, brûlait au sommet d’une des tours de leur abbaye. Intégrant le plan d’aménagement du littoral français établi en 1825, le site est alors doté d’un phare mis en service en 1835. Même présence attestée d’un feu ancien à la pointe de Kérity-Penmarc’h au sommet de la tour Saint-Pierre ainsi qu’au Cap Fréhel où Vauban fait édifier en 1702 un bâtiment associant deux tours tronconiques qui évoquent un donjon médiéval. Pendant tout le 19e siècle, le mouvement s’accélère et le littoral breton se couvre de dispositifs signalétiques améliorant l’existant (pointe Saint-Mathieu, le Stiff, Penmarc’h, Cap Fréhel…) ou constituant des constructions nouvelles : phares en mer comme les Héaux-de-Bréhat, les Pierres-Noires, Ar-Men, la Vieille, la Jument, les Roches-Douvres… ; phares terrestres comme Eckmühl, Portzic, Goulphar, Lorient, le Créac’h… Outre une architecture propre, chaque ouvrage possède une signature lumineuse unique (puissance, éclats, couleur, fréquence…) permettant aux marins de se repérer avec exactitude le long du littoral.

La Bretagne concentre ainsi sur son littoral près d’un quart des 152 édifices hexagonaux qui, contrairement à une idée reçue, furent pour la plupart érigés à terre. Les 46 phares bretons ont été « classés » en trois catégories. Les phares en mer,au nombre de dix-huit, dont certains sont appelés les enfers par leurs gardiens car particulièrement isolés dans des zones de navigation très dangereuses (Ar-Men, Nividic, la Jument, Kéréon, la Vieille, Tévennec, les Pierres-Noires, le Four). Les purgatoires, au nombre de onze, en mer mais sur une île avec souvent la présence de la famille du gardien logée sur place. Les paradis, au nombre de dix-sept, à terre, au milieu de la population. En août 1944, 170 phares et feux français sont détruits pas les Allemands, dont beaucoup en Bretagne : l’État prendra rapidement en charge leur reconstruction préservant ainsi cet indispensable héritage.

L’édification de tels ouvrages d’art, encore plus pour ceux établis en mer, prenait la forme de chantiers dantesques et extrêmement dangereux pour les hommes qu’Anatole Le Braz nommait les « cantonniers de la mer ». Celle des Héaux-de-Bréhat (1833-1840), relatée dans la presse de l’époque (Le Magasin Pittoresque, L’Illustration) est devenue un véritable évènement qui contribua à forger, avec d’autres, l’épopée des phares en mer. Celle d’Ar-Men et ses murs d’1,75 mètres d’épaisseur à sa base, assurée par les courageux pêcheurs de l’île de Sein, dura plus de quatorze ans (1867-1881) sur une roche étroite émergeant d’1,50 mètres au dessus des plus basses eaux. Chaque ouvrier, équipé d’espadrilles antidérapantes et d’une ceinture de flotteurs en liège, était relié aux rochers par une corde lui permettant d’être ramené quand une vague l’emportait… La première année, l’état de la mer ne permit que sept accostages pour huit heures de travail ! Malgré ces conditions exceptionnelles, les accidents graves furent plutôt peu nombreux : on dénombra malheureusement un décès pendant toute la durée des travaux, celui d’Alain Riou, maçon, emporté par une lame de fond.
Le gardien, cœur du dispositif
Les progrès techniques vont modifier en profondeur le rapport des hommes aux phares. Avec l’électrification puis l’automatisation de la décennie 1990 (Ar-Men en avril 1990, la Jument en juillet 1991, les Pierres-Noires en 1992, la Vieille en 1995, Kéréon en 2004 ; le dernier est celui de l’île Vierge en 2010) et enfin le télécontôle, les phares se déshumanisent en perdant l’un de leur symbole qu’était le gardien et, avec lui, ces nombreuses histoires qui ont formé sa légende. Impossible bien sûr de toutes les évoquer ici mais citons-en tout de même quelques unes.Eckmühl, fête nationale du 14 juillet 1911 : le gardien ornant la lanterne d’un drapeau tricolore tombe de toute la hauteur du phare. Décembre 1923 : en pleine tempête, un incendie se déclenche dans la cuisine d’Ar-Men. Les gardiens, réfugiés dans la lanterne, sont pris au piège des flammes envahissant l’escalier. Ils s’en échappent en se laissant glisser, au milieu du vent et des vagues, le long du filin du paratonnerre puis en maîtrisant l’incendie. 10 avril 1936, le Stiff s’éteint entre 4 h 30 et 5 h 30 : le gardien ayant quitté la salle de veille en pleine nuit pour aller boire du lait absorba par mégarde de l’essence qui le rendit malade et dans l’impossibilité de prévenir son collègue. 17 juillet 1964 : disparition du gardien de la Jument ; on ne retrouvera sur la plateforme que ses sabots…
La fin d’une grande et belle épopée qui se poursuit cependant avec vivacité dans la littérature(Charles le Goffic, Anatole Le Braz, Jules Verne, Henri Queffelec, Jean-Pierre Abraham…), le cinéma (Jean Grémillon, Jean Epstein, Philippe Lioret…), la photographie (Jean Guichard, Philip Plisson, Franck Guillaume…) ou la muséographie à travers le musée des Phares et Balises installé dans l’ancienne salle des machines du Créac’h à Ouessant ou des expositions temporaires comme celle du Musée national de la Marine en 2012.

Et après…
L’automatisation et la fin du gardiennage exposent bien plus les édifices aux dégradations naturelles (vent, pluie, vagues…) que la présence humaine contribuait à préserver. Face à ces graves difficultés, le ministère de la Culture a décidé, en 2010, le classement au titre des Monuments historiques de douze phares : ancien et nouveau phare du Cap Fréhel, Héaux-de-Bréhat, Pontusval, ancien et nouveau phare de l’île Vierge, pointe Saint-Mathieu, le Créac’h, le Stiff, Eckmühl et ancien phare de Penmarc’h, Goulphar. Cependant, deux ans après, un rapport de la Cour des Comptes pointe la carence de valorisation du patrimoine des phares et balises et les menaces engendrées pour les sites et les bâtiments. Certes, pour les paradis et les purgatoires, les choses apparaissent bien moins complexes que pour ces enfers inaccessibles et isolés qui risquent, après avoir affronté pendant des siècles les éléments déchaînés de la mer d’Iroise ou de la Manche, de disparaître faute de vigilance. Aujourd’hui, une politique de patrimonialisation est en marche et des actions de sauvegarde se font plus nombreuses et plus organisées. Au Stiff à Ouessant par exemple, passé sous la responsabilité du Conservatoire du littoral comme les autres phares bretons, un important chantier de rénovation s’est ouvert en avril 2013. Au Conservatoire donc la protection physique des édifices ; au Service des Phares et Balises la maintenance des signaux de navigation.
L’entretien des phares et des feux, au seul titre de la signalisation maritime, ne suffirait en effet pas à préserver ce trésor commun : classement, visite, location de vacances, accueil de scientifiques… c’est dans cette diversité que réside la préservation réussie d’un pan entier du patrimoine breton et de sa mémoire collective…
Olivier Barbet.
Cet article ne mentionne pas le rôle déterminant de la Société Nationale pour le Patrimoine des Phares et Balises depuis une vingtaine d’années. Première dès 2002 a défendre la valeur patrimoniale des phares, ses actions et notamment son rapport au Grenelle de la mer en 2009 ont conduit les pouvoirs publics à classer les phares. Sa présence depuis 2011 à Tévennec (Raz de Sein) a médiatisé la question de l’entretien des phares en mer débouchant sur la mise en place du récent plan pluriannuel de leur restauration. Quant au site du phare du Stiff, c’est l’intervention de cette association en 2003 qui a permis son sauvetage, car il devait être mis en vente aux enchères publiques par les Domaines.. Lien à consulter : http://www.pharesetbalises.org