Dans ses importantes collections photographiques, le musée de Bretagne conserve un certain nombre de clichés représentant des ouvrages hydrauliques, parmi lesquels les barrages figurent en bonne place. Si, au premier abord, il peut sembler anecdotique de s’intéresser à la représentation de ces ouvrages, il s’avère rapidement que les barrages sont des témoins privilégiés du développement économique de la région. Leurs photographies traduisent le regard porté par une époque sur l’aménagement de son territoire.
Les premiers barrages
Bien qu’ils soient peu représentés dans les collections du musée de Bretagne, il existe des barrages en Bretagne bien avant le 20e siècle. Ils sont extrêmement modestes et beaucoup d’entre eux créent de petites réserves d’eau servant à l’irrigation ou l’alimentation en eau potable d’une localité. Un ensemble se distingue cependant, celui des barrages accompagnant la canalisation des cours d’eau bretons. Les premiers travaux de canalisation remontent au 16e siècle, mais ce n’est qu’en 1783 avec la mise en place de la Commission de Navigation intérieure que naissent les véritables projets d’aménagement à grande échelle. Sous l’Empire, le blocus continental pousse Napoléon Ier à favoriser ces travaux pour assurer la navigation à l’intérieur des terres et l’approvisionnement des ports. Sont ainsi canalisés un certain nombre de cours d’eau bretons qui donnent naissance à trois canaux, celui de Nantes à Brest, celui reliant la Manche à l’Atlantique en passant par Rennes, et celui du Blavet qui relie Lorient à Pontivy. Pour compenser les variations du débit de l’eau et le dénivelé, qui s’élève à plus de 550 mètres pour le canal de Nantes à Brest, il est nécessaire de créer une succession de biefs sur les canaux. Ces sections sur lesquelles l’eau du canal est horizontale sont entourées de deux ouvrages, des barrages le plus souvent. Les barrages de ce type sont dits éclusés, lorsqu’ils sont accompagnés d’une écluse qui assure la continuité de la navigation.

Les photographes se sont rapidement intéressés à ces ouvrages, car outre l’aspect technique qu’ils dégagent, ils permettent souvent des images pittoresques lorsque l’écluse et le barrage s’accompagnent d’un environnement bucolique ou d’une cité de caractère. Josselin est fréquemment photographiée depuis la vallée de l’Oust dont on voit le barrage et l’écluse, derrière lesquels se tient le château des ducs de Rohan.

Les ouvrages du 20e siècle
Au siècle suivant s’opère un changement d’échelle dans la taille et la puissance des barrages bretons. Ils ont désormais deux vocations principales : produire de l’électricité et alimenter les populations en eau potable.
Certes certains ouvrages n’alimentent encore qu’un seul site à l’image du barrage de Kernansquillec, construit sur le Léguer entre 1921 et 1923 pour la papeterie Vallée. Cependant, cette installation est relativement puissante pour l’époque. L’arrivée de l’électricité accentue le développement de la papeterie familiale jusqu’à en faire l’une des plus importantes industries des Côtes d’Armor. La commande au cours des années 1930 d’un reportage photographique à Raphaël Binet a bien pour but de montrer l’extension de l’usine et de ses activités, qui s’étalent en fond de vallée. Le barrage qui alimente l’usine, ainsi que ses équipements hydroélectriques, y figurent en bonne place.

De la même façon que l’aménagement du canal de Nantes à Brest avait permis le développement du commerce et de l’activité ardoisière en Centre-Bretagne au milieu du 19e siècle, la construction de centrales hydroélectriques doit, en électrifiant les campagnes, accélérer leur développement économique. Pour les autorités, des projets comme celui de Guerlédan ou de Rophémel doivent permettre au Centre-Bretagne de rattraper le niveau de développement des villes du littoral d’ici la fin des années 1930. En parallèle à la construction des ouvrages hydroélectriques est donc mis en place un réseau de transport et de distribution de l’électricité qui permet à la fois d’alimenter la population des départements bretons et d’assurer le raccordement au réseau national. De fait, à quelques rares exceptions près, toutes les communes bretonnes bénéficient de l’électricité à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Ce fait ne masque pourtant pas d’importantes disparités, l’énergie n’arrivant parfois que dans le bourg ou certains hameaux. Tous les Bretons sont loin de recevoir l’électricité. Dans l’entre-deux-guerres, deux projets sont emblématiques de cette volonté d’assurer le développement de la région bretonne : le barrage de Guerlédan construit sur le Blavet au milieu des années 1920, puis celui de Rophémel érigé dans la décennie suivante. Le projet hydroélectrique le plus important ne voit cependant le jour qu’après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de l’usine marémotrice de la Rance.

Alimenter les hommes en eau
L’alimentation en eau potable d’une population de plus en plus nombreuse est l’autre enjeu majeur qui préoccupe les pouvoirs publics. Les systèmes de captage existants dans la première moitié du 20e siècle sont souvent modestes et ne conviennent plus aux agglomérations en plein développement comme Rennes. Des aménagements à grande échelle sont projetés par les autorités locales. Elles doivent faire face à l’accroissement des besoins urbains dans les décennies à venir. C’est ainsi qu’est entreprise dans les Côtes d’Armor en 1963 la construction de l’usine de Rophémel. Elle pompe l’eau dans la réserve formée par le barrage hydroélectrique du même nom construit trente ans plus tôt, avant de l’acheminer vers le bassin rennais par le biais d’une canalisation d’une quarantaine de kilomètres. À ces travaux viennent s’ajouter ceux entrepris immédiatement après pour capter les eaux des vallées de la Chèze et du Canut où un barrage et un ouvrage de dérivation sont érigés. L’eau ainsi puisée est acheminée par une canalisation souterraine jusqu’à Rennes, où elle est traitée à l’usine de Villejean, puis distribuée aux abonnés du réseau. Ces travaux entrepris par la ville de Rennes sont à l’époque extrêmement volumineux. Ils font l’objet d’une couverture photographique régulière, notamment par le studio Heurtier dont une partie du fonds est conservé au musée de Bretagne.

Ne parler que de production électrique et d’alimentation en eau potable serait réducteur lorsque l’on aborde le sujet des barrages bretons. Celui d’Arzal, érigé dans une boucle de la Vilaine, empêche la marée de remonter l’estuaire, limitant de ce fait les catastrophiques phénomènes d’inondation qui touchent régulièrement la région de Redon. Il a aussi permis, grâce aux activités nautiques et de loisirs développés sur la retenue d’eau, de favoriser le développement économique du territoire. Le même phénomène lié aux loisirs existait déjà sur le lac de Guerlédan.

Des projets uniques adaptés à la géographie bretonne
En raison de la géographie particulière de la Bretagne, entourée de côtes particulièrement découpées, des projets inédits peuvent voir le jour dans la seconde moitié du 20e siècle. La succession de rias, ces petits estuaires dans lesquels remonte l’eau de mer à chaque marée, a permis la mise en place de deux projets qui font figure de premières mondiales : l’usine marémotrice de la Rance et le barrage d’Arzal. Le premier ouvrage, construit de 1961 à 1967, utilise la force des marées pour produire de l’énergie. Les premiers projets français d’usines marémotrices remontent à l’entre-deux-guerres, période où sont identifiés un certain nombre de sites potentiels. La baie du Mont-Saint-Michel, l’estuaire de la Rance ou l’Aber Wrach bénéficient d’un très fort marnage, ce qui signifie que la différence entre le niveau de la mer à marée haute et celui à marée basse est y particulièrement important. Un chantier débute même en 1925 à l’Aber Wrach dans le Finistère, mais faute de financement, il est abandonné cinq ans plus tard. Il faut alors attendre trente ans pour que cette technologie soit à nouveau sur le devant de la scène. L’ouvrage de la Rance est la première usine de ce type au monde. Sa construction, fleuron des travaux publics des Trente Glorieuses, cumule les exploits techniques : le cours de la Rance est entièrement coupé par trois batardeaux successifs malgré le fort courant, les générateurs sont des groupes-bulbes conçus spécialement pour l’ouvrage. Ils peuvent turbiner dans les deux sens pour produire à marée montante et descendante. Inaugurée par le Général de Gaulle en 1967, l’usine est l’un des symboles de la technologie française pendant les Trente Glorieuses.

Le barrage d’Arzal a quant à lui été érigé pour empêcher l’eau de mer de remonter le cours de la Vilaine. Sa construction, étalée sur cinq ans, a connu de nombreux problèmes techniques car le fond de l’estuaire est recouvert de vases marines qu’il a fallu drainer pour y implanter l’ouvrage. Les techniques employées pour cette opération en font, là encore, une technologie de pointe pour l’époque.

Photographier les barrages
Se pose alors la question de savoir qui photographie ces ouvrages et à quel dessein ? Si l’on excepte quelques photographies souvenirs pour lesquelles les personnages posent sur fond de barrage, la majorité des clichés conservés au musée de Bretagne sont le fait de professionnels auxquels il a été passé commande. Ce phénomène est très important dès le 19e siècle, où nombre d’ouvrages de travaux publics sont immortalisés par la photographie. Ces images, commandées par les sociétés de chemin de fer ou les entrepreneurs de travaux publics à des photographes le plus souvent locaux, mettent en valeur les travaux accomplis et les infrastructures réalisées. Certains tirages sont sélectionnés pour une diffusion assurant la publicité du commanditaire. Ils sont alors montés sur carton avec une légende indiquant le nom de l’ouvrage et sa localisation géographique. Cette pratique se retrouve évidemment partout en France. Pour la Bretagne, elle illustre les profonds bouleversements que connaît la région en matière d’aménagement du territoire : la création des voies de navigations dans la première moitié du 19e siècle, puis l’arrivée du chemin de fer, qui vient rapidement faire concurrence aux canaux pour le commerce et le transport des marchandises et enfin, les aménagements routiers. Les premières photographies de barrages bretons sont prises dans ce contexte. Les vues du canal de Nantes à Brest, dont beaucoup montrent barrages et écluses, en sont l’illustration.

À partir du 20e siècle, sont conservées dans les fonds du musée de Bretagne des campagnes photographiques illustrant les chantiers et de leurs phases de construction. Dès le milieu des années 1925, les chantiers de Guerlédan ou Kernansquillec font l’objet de couvertures photographiques, mais les reportages les plus conséquents du musée concernent les chantiers des barrages de la seconde moitié du 20e siècle, Arzal, la Rance et la Chèze, photographiés par le studio Créations artistiques Heurtier, installé à Rennes et Nantes à partir de 1961. La société est dans un premier temps spécialisée dans la photographie industrielle avant de se diversifier dans les prises de vue aériennes. Cette seconde activité résulte de la passion de Bernard Heurtier, le fondateur du studio, pour l’aviation. Jusqu’à six photographes sont employés. Il semble par ailleurs que M. Heurtier ait été particulièrement exigeant sur la qualité des photographies prises, ce qui peut expliquer l’intérêt esthétique des clichés conservés dans le fonds du musée de Bretagne. Outre les grands travaux des Trente Glorieuses, on trouve dans ce fonds nombre de photographies de commerces, d’administrations ou de constructions de logements collectifs.

Il arrive souvent que pour des ouvrages importants comme les barrages, les entreprises de travaux publics fassent appel à plusieurs photographes pour couvrir le déroulement des travaux. Il suffit de consulter les illustrations des publications et de la presse consacrées à ces travaux pour se rendre compte de la multitude des commandes passés et des photographes concernés.
Types de vues
Le traitement des vues de chantier diffère d’un site à l’autre, selon l’esthétique du photographe, mais aussi probablement selon les indications du commanditaire. Si le reportage réalisé par Henri Laurent-Nel à Guerlédan est composé de vues d’ensemble, dont beaucoup figurent toute la vallée avec les installations de construction étalées sur les rives du Blavet, celui réalisé par un anonyme sur le chantier de Kernansquillec privilégie des vues centrées sur un espace. C’est ainsi que sont représentés le parc à bois ou la fouille. Dans ces fonds anciens, on ne trouve pas de vue de détail, il s’agit chaque fois de photographies des paysages en cours de transformation ou d’un secteur du chantier. Les gros plans sur le travail d’un ouvrier ou un élément technique sont absents. Ces images fournissent ainsi des informations sur l’organisation générale du chantier, mais peu sur les techniques elles-mêmes.

Les vues provenant du fonds Heurtier sont plus variées. On retrouve bien sûr des photographies au cadrage large, lesquelles permettent de se rendre compte de l’ampleur des chantiers. Les vues aériennes, prises depuis le Cessna de M. Heurtier, complètent les vues au sol et permettent une appréhension différente des étapes de construction. Ceci se vérifie tout particulièrement sur le chantier de l’usine marémotrice de la Rance, dont l’ampleur rend relativement difficile la compréhension des différents espaces qui le compose. En revanche, les photographies aériennes montrent parfaitement la succession des trois enceintes provisoires qui, une fois asséchées, permettent la construction des différentes parties de l’usine. L’enceinte centrale qui coupe entièrement l’estuaire de la Rance est particulièrement impressionnante vue du ciel. Ces fonds comprennent aussi de très nombreuses vues de détail, cadrant généralement un élément technique : une grue, un gabion, le détail d’un coffrage à béton ou de l’armature qui le renforce.

Technique et esthétique
L’objectif premier assigné par leurs commanditaires aux photographies présentées ici est de garder une trace des travaux réalisés, qu’ils soient en cours ou que le barrage soit achevé, voire en fonctionnement. Le photographe cherche alors à documenter l’évolution du chantier et les techniques qui y sont mises en œuvre, puis à mettre en valeur le travail accompli. L’intérêt lié à la commande est donc principalement documentaire.
Toutes ces vues de chantier ou d’ouvrages d’art ne présentent cependant pas un intérêt uniquement technique. Pour les vues du fonds Heurtier en particulier, le cadrage est toujours soigné qu’il s’agisse, sur les vues générales, d’équilibrer les volumineuses masses que représentent les gabions, les murs-poids ou encore les engins de chantier, ou bien de mettre en valeur un élément unique photographié en gros plan. La lumière est un autre élément parfaitement maîtrisé par les photographes, qui se jouent des reflets ou du contre-jour sur nombre de clichés. Pour certains clichés, l’apport technique semble même secondaire par rapport à la dimension esthétique, voire ludique, qui s’opère à travers les jeux sur les formes et les volumes.

La présence humaine est très faible dans l’ensemble. Quelle que soit l’époque, on voit très peu d’ouvriers sur ces vues de chantiers. Les hommes ne sont pas complètement absents, mais ils ne sont presque jamais le sujet principal des clichés. Lorsque des groupes d’ouvriers sont visibles, majoritairement sur les vues générales, ils sont de faible dimension. Pour les rares photographies centrées sur la figure humaine, ce qui semble compter en priorité est l’esthétique ou le motif que forment les travailleurs, plutôt que leurs gestes techniques. L’une des vues prises sur le chantier de la Rance montre deux ouvriers au milieu des travaux. Ils forment indéniablement le motif principal. Cependant, ils sont photographiés de loin, il n’est pas certains qu’ils soient tous en train de travailler et l’on distingue à peine leurs outils ou les gestes qu’ils esquissent. L’effet recherché est avant tout esthétique et non documentaire. Ce parti pris est lié aux choix des photographes, peut-être aux consignes des commanditaires. La consultation d’autres photographies des mêmes chantiers, comme celles prises pour EDF sur le même chantier de la Rance, révèlent des choix esthétiques différents. Si nombres de photographies comme les vues de chantier sont très semblables, elles sont cependant complétées par des séries de portraits d’ouvriers et d’ingénieurs vacant le plus souvent à leurs activités. Les gestes et positions au travail y sont importants.

Ces photographies de barrages, à travers leur diversité esthétique et géographique, illustrent plus d’un siècle de travaux publics et de développement économique de la Bretagne.
Céline Barbin.
Texte extrait de Barrages de Bretagne, éditions Fage, Lyon, 2016.