Si aucun des journalistes ou écrivains présents aux inaugurations des gares bretonnes n’a jamais intitulé un article ainsi, telle était pourtant bien la teneur des textes qui en rendaient compte. Depuis la première ligne inaugurée en Bretagne en 1851 jusqu’aux années 1870, c’est un rituel identique qui a présidé aux inaugurations.
Sans doute est-il difficile d’imaginer aujourd’hui l’importance qu’a revêtu pour les habitants l’arrivée du chemin de fer : outre l’évident changement des modes de déplacement que celle-ci entraîne, le visage des villes s’en trouve considérablement modifié. La gare devient dans les grandes villes un monument, un repère, au même titre que la mairie ou la cathédrale ; souvent elle déplace le centre de gravité des activités, oblige à l’ouverture de nouvelles voies, induit le développement de nouveaux quartiers.

Tous ceux qui prennent la plume pour relater l’évènement, qu’ils soient pour ou contre ce « progrès » ferroviaire, se laissent aller à des envolées lyriques époustouflantes.
À Nantes, pour l’inauguration de la première ligne reliant Paris à la Bretagne, le 17 août 1851, Élisa Morin écrit un très long poème, dans lequel elle exalte pareillement le progrès, les machines, la ville et la religion : « […] Quatre locomotives, aux pieds d’un saint prélat[1] apportent leurs missives. On lit sur leurs fronts : Tours, Nantes, Saumur, Angers. Au nom de leur pays ces promptes messagères viennent chercher l’eau sainte, aux effets salutaires, pour conjurer tous leurs dangers. »
Chaque inauguration, à Nantes, Rennes, Lorient, Quimper ou Brest, débute par la bénédiction des locomotives. Armand Gaultier de la Guistière décrit avec une précision exemplaire le programme des festivités rennaises, qui se déroulent du 26 au 28 avril 1857 : la gare, bien qu’inachevée, accueille un autel devant lequel se déroule la bénédiction des locomotives. Dans une chorégraphie parfaite arrivent d’un côté les autorités (le préfet, le maire, le ministre de l’Intérieur Adolphe Billault), de l’autre l’évêque Brossais Saint-Marc et le clergé : « Les quatre locomotives se sont avancées de front jusqu’en face de l’autel. Monseigneur, revêtu de ses habits pontificaux, les a bénies après avoir récité les prières d’usage. » Louis de Kerjean, pour la Revue de Bretagne et de Vendée, confirme : « Quatre locomotives fumantes et frémissantes se sont avancées jusqu’au pied de l’autel » ; cette personnification des machines est récurrente à travers la presse, qui les assimile à des animaux dociles et bienveillants.

Chaque fois le même protocole est suivi. Après la bénédiction, l’église affirme par la voix de l’évêque qu’elle ne s’oppose en rien au progrès. À sa suite, le ministre ou le préfet soulignent combien le chemin de fer va être bénéfique pour la région, enfin le maire fait de même et remercie la compagnie. Un représentant de cette dernière clôture les allocutions.

Dans toutes les villes, les rues sont pavoisées ; à Lorient et à Brest les navires le sont également. Des illuminations décorent les bâtiments et les rues, les habitants sont invités à illuminer leur maison, un feu d’artifice s’impose, concert, bal, cavalcade complètent les réjouissances. À Rennes le banquet offert par la Compagnie de l’Ouest accueille plus de 400 personnes, à Brest on attend 900 invités. Les pauvres ne sont pas oubliés : à Rennes l’Ouest organise une loterie de charité, à Lorient on distribue des bons de secours aux indigents, à Quimper le concert est joué au profit des pauvres.

Les journalistes sont frappés par la foule nombreuse venue assistée aux festivités. Louis de Kerjean, maniant avec talent l’ironie, écrit : « Quelle foule, bon Dieu ! Quelle foule ! Je crois bien que depuis l’entrée d’Henri IV en 1599, les rues de Rennes ne s’étaient jamais vues en proie à une pareille invasion. » Même constat à Quimper en 1863. Des convois gratuits déversent des flots de voyageurs ; à Rennes la municipalité est obligée d’ouvrir des dortoirs dans les grandes salles de l’Hôtel de ville !
Politique et chemin de fer sont toujours étroitement liés et les discours attestent cette alliance, comme en témoigne celui du ministre Billault en 1857 : « Il [l’empereur] a prescrit que les chemins de fer, ce progrès qui entraine tous les autres […] entourassent de leur cercle vivifiant toute la péninsule armoricaine […] et il ordonne à l’un de ses ministres de vous apporter en son nom l’assurance de sa paternelle et constante sollicitude pour les intérêts bretons. »
Laurence Prod’homme.
Texte extrait de Bretagne Express, Les chemins de fer en Bretagne 1851-1989, éditions Fage, Lyon, 2016.
[1] Alexandre Jaquemet, évêque de Nantes