« Une ville, écrivait Jean-Yves Veillard en 1981 dans son ouvrage Rennes naguère, c’est plus grand qu’une famille, mais à un moment ou à un autre, les hommes et les femmes qui y vivent, qui y travaillent, ont besoin de se souvenir. »
S’il existait un album de Rennes, à l’instar d’un album de famille, il nous offrirait quelques figures marquantes et récurrentes, quelques personnalités ou lieux à forte portée symbolique, mais également en creux des lieux ou des sujets absents. Pour poursuivre l’analogie avec l’album de famille, certains lieux sont plus photogéniques que d’autres, et servent de fil conducteur au récit photographique d’une histoire urbaine. Pour écrire en images cette histoire, il fallait des photographes : concomitants à l’arrivée du chemin de fer (1857) les premiers studios s’installent majoritairement dans le quartier de la gare ou le long des quais. Après les daguerréotypeurs (1857-1859) arrivent très vite les photographes, que l’on compte par dizaine dès 1880-1890, puis que l’on cesse de compter après la Première Guerre mondiale tant ils sont nombreux. La société photographique de Rennes fondée en 1890 et toujours active, rassemble les premiers photographes amateurs pour lesquels la ville et ses habitants constituent un sujet de choix. Si la basse Bretagne, plus pittoresque et exotique, motive les photographes voyageurs de la fin du 19e siècle, ils sont moins nombreux à découvrir Rennes : néanmoins plusieurs séries de vues stéréoscopiques mettent en valeur des monuments rennais. La veuve Vagneur, photographe à Paris rue Saint-Jacques, édite une série autour des églises rennaises, Charles Mévius photographe anglais parmi les premiers installés à Rennes publie une série de Vues de Rennes et des environs.

Ces vues stéréoscopiques destinées aux touristes illustrent parfaitement les lieux qui identifient la ville de Rennes, et dans lesquels les habitants se reconnaissent : ils seront photographiés à l’infini de la fin du 19e siècle à aujourd’hui. Du parlement de Bretagne au parc du Thabor, de la cathédrale à l’église Saint-Melaine quelques lieux fétiches reviennent inlassablement dans l’objectif des photographes.
Mais pour ces lieux toujours visibles en 2018, beaucoup d’autres n’existent plus aujourd’hui qu’au travers des images photographiques. Rennes photographié compose le récit d’une ville qui change, qui détruit et qui construit, qui oublie puis qui redécouvre. Les châteaux de Maurepas ou de Bréquigny, le couvent des Catherinettes, celui des Calvairiennes, l’ancienne église Saint-Aubin, la halle aux toiles…tous ces bâtiments disparus n’existent plus que par le biais de la photographie.

Plus encore que la trace photographique de bâtiments détruits, ce sont des atmosphères que les photographes ont saisi, plus subtiles à évoquer que l’allure du bâti. Rennes apparaît à la fin du 19e siècle comme une ville à la campagne : rue Papu le monastère Saint-Cyr est entouré de champs, des vaches broutent devant la clinique Saint-Laurent. Partout champs, jardins, vergers se lisent sur les photographies, les fermes sont dans les faubourgs.

Et sur ces premières images de Rennes, il est un élément omniprésent du paysage, le fleuve : qui peut imaginer aujourd’hui les bateaux à voile sur la Vilaine, l’activité autour des quais, les bateaux lavoirs, un port à Rennes ! La photographie témoigne de ce lien quotidien à l’eau. Elle atteste tout autant de sa disparition lors des différentes étapes de couverture de la Vilaine.

Et les Rennais, vont-ils chez le photographe ? Comme ailleurs les notables sont les premiers à se faire portraiturer, au fur et à mesure que les photographes s’installent, la pratique devient plus familière. En dehors de cet usage privé, ce sont les foules que les photographes ont saisies. Les foules des fêtes religieuses, le défilé des communiantes ou celui de la procession de la Fête Dieu composent des images denses. Le faste du décorum religieux s’affirme au milieu d’un nombre impressionnant de fidèles. Mais les fêtes laïques ne sont pas en reste : fête des fleurs, fête de la jeunesse, défilés militaires, les rues se parent de drapeaux et de guirlandes. Le champ de Mars, non loin duquel se sont installés les premiers photographes, constitue la toile de fonds d’un nombre impressionnant de clichés. Cette vaste place est aussi le lieu des foires et des marchés, eux aussi très souvent photographiés. Les membres de la société rennaise de photographie, puis, quelques décennies plus tard, Charles Barmay, mettront aussi en images les Rennais au quotidien : passants, écoliers, travailleurs ou indigents…donnent chair à la ville. Les photographes ont été sensibles au rythme des saisons, qui l’une après l’autre, offre à Rennes un nouvel habit : des pavées brillants sous la pluie à la brume du petit matin au bord de la Vilaine, jusqu’à l’atmosphère cotonneuse des batailles de boules de neige, Rennes s’incarne suivant la couleur de son ciel.

Depuis le ciel aussi la ville a été photographiée, et en ballon dès 1885 ! Les évènements politiques marquants de la « grande histoire » n’ont pas non plus échappé aux objectifs des photographes devenus reporters pour l’occasion. De l’affaire Dreyfus à la Libération, Rennes photographié témoigne aussi d’une inscription plus large dans l’histoire nationale. En 1860 comme aujourd’hui, l’album photographique de Rennes accompagne les mutations urbaines et les pratiques de ses habitants : images artistiques ou documentaires dessinent une ville marquée par quelques lieux incontournables, alors que d’autres s’effacent au profit de nouveaux espaces.

Laurence Prod’homme.
Texte extrait de Rennes, les vies d’une ville, Sous la direction de Manon Six, éditions PUR, Rennes, 2018.
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