S’habiller en Bretagne : les présentations des collections textiles au musée de Bretagne

Le musée de Bretagne se développe progressivement dans le Palais universitaire, actuel Musée des Beaux-Arts de Rennes, à partir de 1960. Mais son histoire est beaucoup plus ancienne puisqu’il est issu des « musées de Rennes » dont le socle des collections est constitué de saisies de biens d’émigrés par l’administration révolutionnaire, en 1794.

Embryon de collection et première présentation

La constitution des collections textiles est en revanche relativement récente : un embryon de collection est constitué à partir des années 1890-1900, dans la perspective d’ouvrir une salle présentant des costumes traditionnels bretons et des éléments de mobilier régional. C’est chose faite en 1913, mais seuls quelques mannequins anthropomorphes sont alors présentés dans une reconstitution d’intérieur.

Intérieur de Haute-Bretagne, Auguste Le Couturier, musées de Rennes, 1913 – Marque du domaine public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Le tournant des années 1950 : une scénographie héritée de Georges Henri Rivière

Les collections textiles sont très modestement enrichies jusqu’aux années 1930, il faut attendre 1954 pour qu’une politique volontariste se mette véritablement en place dans ce domaine[1], sous l’impulsion de Georges Henri Rivière, conservateur du Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), qui va participer activement à la création du futur parcours muséographique du musée de Bretagne. En effet, le projet d’ouverture de nouvelles salles consacrées à l’ethnographie bretonne conduit à une recherche assez systématique de vêtements, pays par pays, qui aboutit à une collecte importante. La collection nouvellement constituée par René-Yves Creston, grâce à tout un réseau d’informateurs, sur les deniers du MNATP, sera déposée et exposée au musée de Bretagne. La salle « Bretagne moderne (1789-1914) » est ainsi inaugurée en 1960.

Préparation de la galerie des costumes, anonyme, 1958 – CC BY NC ND – Collection musée de Bretagne, Rennes
Jean Bréard (à gauche), René-Yves Creston et Marie Berhaut (à droite) préparent la future galerie des costumes du musée de Bretagne, quai Emile-Zola à Rennes.

La place de vêtements y est prépondérante, au point que la salle prend rapidement l’appellation commune de « galerie nationale du costume breton ». Il est vrai que toute la partie droite de cette salle d’environ 50 mètres de long est occupée par une vitrine mêlant tenues traditionnelles bretonnes et mobilier. On y présente, par pays, sans approche chronologique, les vêtements des classes paysannes les plus aisées et de quelques artisans. Des éléments de mobilier correspondant aux costumes présentés sont ajoutés : ce sont des meubles démontés, voire sciés si besoin, car la vitrine est peu profonde. Aucun costume urbain n’est exposé. Bien que René-Yves Creston, dans un projet antérieur, ait souhaité intégrer des éléments de comparaison selon le niveau social, les circonstances[2], l’exposition n’y fait finalement pas allusion. Le parti pris muséographique est celui de l’exposition Bretagne, première exposition organisée par la MNATP en 1951, alors très innovant : Georges Henri Rivière y a introduit les bientôt célèbres fils de nylon pour l’accrochage des objets exposés. On doit sans doute cela notamment à Gabriel Sarini, ouvrier muséographe du Musées national des ATP, qui est envoyé à Rennes pour finir l’installation des pièces[3]. Toutes les coiffes sont exposées sans support morphologique, suspendues dans le vide par le truchement d’ossatures métalliques cachées et de fils transparents. Les costumes sont présentés sur des supports (mannequins ou bustes) que l’on cache également, et, sur les vingt-huit unités de costumes de la vitrine, vingt n’ont ni pieds, ni mains, ni tête, sept ont simplement des pieds pour présenter guêtres et chaussures.  Il s’agit d’une présentation désincarnée, mais malgré tout assez vivante : elle donne l’impression d’un défilé qui tient un peu du spectacle. Elle restera en place jusqu’à la fermeture du musée dans ses anciens locaux (actuel musée des Beaux-Arts de Rennes), en 1997, non sans poser des problèmes de conservation : les vêtements reçoivent la lumière du jour avec une exposition plein sud pendant 37 ans, les manches et les jambes des pantalons sont rembourrés de papier journal… Mais pour le public, c’est un réel succès – les visiteurs apprécient admirer de « beaux costumes », richement brodés pour la plupart.

La « galerie des costumes » mise en place en 1960 – Cliché J.-C. Houssin, photothèque musée de Bretagne, Rennes

Depuis 1960 et cette deuxième mise en exposition des vêtements, les collections n’ont cessé de s’enrichir : par don la plupart de temps, plus rarement par achat et par collecte récemment. Le musée de Bretagne a en effet réalisé une collecte de vêtements de travail anciens et contemporains au début des années 2010, qui a donné de très bons résultats. La collection textile du musée de Bretagne est aujourd’hui composée d’environ 5 000 pièces dont 1 000 couvre-chefs (coiffes, bonnets, chapeaux). Le volume d’accroissement de ces fonds est aujourd’hui restreint, environ 30 nouvelles pièces entrent dans les collections chaque année. Les vêtements datent en majorité de la première moitié du 20e siècle, même si des pièces plus anciennes existent. Ces collections sont accessibles via le portail des collections du musée de Bretagne, les images en sont réutilisables librement.

La réserve Textiles au musée de Bretagne – CC BY SA – Cliché A. Amet, photothèque musée de Bretagne

Aux Champs Libres, une vitrine dédiée, des retours mitigés

À la suite de son déménagement, lors de sa réouverture aux Champs Libres en 2006, l’exposition permanente du musée de Bretagne, Bretagne est Univers, propose une nouvelle approche. Même si la majorité de la présentation des vêtements est regroupée dans un espace dédié, six mannequins ont également été placés dans le parcours de l’exposition, de manière thématique, dans l’évocation des activités bretonnes notamment. La vitrine dédiée au vêtement présente huit tenues traditionnelles complètes, une typologie de gilets représentatifs de plusieurs territoires bretons, mais aussi cinq tenues de travail. Ossatures métalliques et fils invisibles laissent place à des mannequins aux visages composés d’un très fin grillage métallique modelé. Cette vitrine laisse une impression contrastée aux visiteurs : ceux qui ont connu la présentation dans l’ancien bâtiment sont souvent déçus et demandent régulièrement où sont passées les collections, leur soif de dentelles et de broderies n’est pas assouvie. Quant au jeune public, souvent néo-visiteur, il se sent peu concerné par ces collections : les vêtements présentés sont tellement éloignés des tenues actuelles qu’il n’y accorde quasiment aucune attention, selon les médiateurs de l’équipe du musée.

Vitrine des costumes dans l’exposition permanente Bretagne est Univers, 2006 – CC BY SA – Cliché A. Amet, photothèque musée de Bretagne

2019, une nouvelle présentation : « S’habiller en Bretagne »

Devant ce constat, le musée de Bretagne repense cette présentation. Une contextualisation sociale et historique du vêtement apparaît nécessaire, le musée ne souhaite plus en faire un élément isolé et surtout esthétique, mais bien le replacer dans une approche culturelle plus large. Ce projet prend place dans le cadre d’un questionnement plus vaste sur la nécessité de refonte de l’ensemble du parcours permanent du musée de Bretagne. À cette occasion, le conseil scientifique du musée a été consulté et a conclu qu’il n’y avait pas nécessité à présenter les vêtements de manière isolée comme c’était le cas sur dans l’ancien bâtiment et comme c’est encore en partie le cas aujourd’hui aux Champs Libres. Une présentation isolée a en effet tendance à renforcer la notion de trésor, de collection de beaux vêtements. Le souhait du conseil scientifique est de les voir intégrés dans un parcours général sur l’histoire de la Bretagne, au même titre que n’importe quel autre type de collection. La refonte actuelle n’est donc, si on suit le conseil scientifique, qu’une étape intermédiaire, liée notamment aux problèmes de conservation. Le commissariat d’exposition est piloté par Laurence Prod’homme, conservatrice en charge des collections textiles, entourée de l’équipe des pôles Conservation et Production du musée, avec la collaboration extérieure d’Alexia Fontaine, docteure en muséologie, et les précieux retours d’expérience des médiateurs.

Les enjeux sont multiples, liés à la conservation et aux publics. Il s’agit d’abord de remettre en réserve, à l’abri de la lumière, les tenues exposées. Du point de vue des publics, il s’agit d’une part de retenir l’attention des jeunes visiteurs : afin de susciter leur intérêt, le musée choisit de présenter des éléments qui entrent en résonance avec leurs vêtements, comme des sarraus d’écolier, des costumes de bain par exemple. Mais il faut également répondre à la demande forte et constante d’un public qui se déplace au musée de Bretagne pour voir des « costumes » anciens et richement ornés. Le souhait de l’équipe de conservation est de satisfaire cette demande, tout en amenant le public, touristique notamment, à se détacher du cliché du « beau costume » brodé, pour découvrir plus largement la manière de s’habiller en Bretagne, notamment par le biais d’éléments moins connus comme les tenues du quotidien, les tenues de travail ou les sous-vêtements. Pour caricaturer un peu, il s’agit de démystifier l’idée du « costume breton » : le beau costume brodé existe mais il n’était pas celui de tous les jours et de tous les Bretons, et la coiffe bigouden n’était pas portée dans l’ensemble de la Bretagne…

Cette présentation prend place dans l’espace contraint de la vitrine en forme de U préexistante, dont le gros œuvre n’est pas modifié pour des raisons budgétaires.

Les collections présentées

Laurence Prdo’homme souhaite à la fois montrer des vêtements brodés, ceux des jours de fêtes portés par les classes aisées, mais aussi des éléments qui sont trop peu souvent exposés : des tenues de tous les jours, plus simples, des tenues de travail et également des sous-vêtements et des accessoires. Afin de témoigner d’une diversité la plus large possible dans un espace restreint, en réintroduisant notamment le vêtement urbain, porté largement dans toutes les grandes villes bretonnes et au-delà selon les milieux sociaux, la conservatrice s’inspire des présentations des muséums d’histoire naturelle qui montrent la diversité des spécimens au sein d’une même espèce. Ainsi, en plus des costumes complets présentés sur mannequin, une cinquantaine de pièces – coiffes, gilets, jupes, tabliers, sous-vêtements, chapeaux, etc. – sont également sélectionnées.

La mise en contexte du port des habits, dans un cadre social et culturel plus large, est faite notamment par le biais des collections iconographiques et vidéos. Les images pouvant aussi montrer des réalités qui n’existent plus matériellement : les vêtements en lambeaux des indigents ne sont bien sûr pas arrivés jusqu’à nous mais sont bien visibles sur les photographies.

Portrait d’homme, anonyme, vers 1860-1870 – Marque du domaine public – Collection musée de Bretagne, Rennes
 La commande scénographique

L’ambition du musée de Bretagne pour cette vitrine est de positionner le discours scientifique dans un regard distancié, où le mythe du costume breton laisse place à la réalité des pratiques vestimentaires du 19ème jusqu’à la première moitié du 20ème siècle. Il s’agit de raconter des manières de se vêtir et une diversité de l’habillement de la région, de façon à se débarrasser du caractère symbolique et identitaire cristallisé du costume breton dit « traditionnel ».

Constatant la « déconnexion » des publics vis-à-vis du discours scientifique actuel, la nouvelle vitrine présente une muséographie moins classique, faisant de la séquence vestimentaire un lieu plus vivant. Dans le but de rapprocher les publics, le principe de mise en espace s’appuie sur deux axes forts :

  • le principe de déconstruction rétrospective
  • Une expérience-visiteur basée sur la sensorialité.
Le principe de déconstruction rétrospective

L’exposition participe à déconstruire les idées établies pour mieux parler de la manière de s’habiller en Bretagne malgré les contraintes imposées par l’espace relativement réduit qui ne permet d’envisager une couverture géographique complète. La nouvelle vitrine témoigne de la diversité de l’habillement de la région Bretagne, grâce à un principe de « déconstruction rétrospective ». Partant d’un objet populaire, la coiffe bigoudène, le visiteur est interpellé et progressivement amené dans une démarche interrogative. La variété des vêtements bretons est élargie par la présentation de pièces habituellement peu visibles comme les chaussures, les vêtements paysans et les sous-vêtements, en jouant sur les différences de genre, d’âge, de géographie, d’environnement de vie (ville/campagne) et de milieu social. Ces pièces du quotidien permettent de passer « du costume au vêtement ». Ce principe de mise en espace prend place sur un double niveau de discours, le premier est percutant, il doit accrocher le regard du visiteur, l’entraîner dans un questionnement et lui livrer des clés de réponses. Le second est construit sur une logique narrative, il montre la richesse du musée en laissant une forte impression visuelle.

Sensorialité : l’expérience-visiteur

L’expérience sensorielle du vêtement fait entrer les publics dans la sphère plus intime des individus qui les ont portés. Elle est formalisée par un dispositif de manipulation installé dans l’espace : une « garde-robe ouverte ». Elle met à disposition des éléments de la collection pédagogique, des jupes et des capes de laine rustiques et solides notamment. Le but de cet élément est d’instaurer un rapport tactile entre les publics et les vêtements des collections.

La réponse du scénographe

C’est le projet du scénographe Pierre Verger, associé à la graphiste Stéphanie Vaillat, aux Ateliers de l’Éclairage, concepteurs lumières et à Bénédicte Clavier, modéliste-couturière, qui a été retenu. Partant du constat que la configuration de l’espace présente la vitrine « du fond » comme la première visible mais aussi la plus éloignée – ce qui interroge sur l’adéquation entre le cheminement du visiteur et la structuration du discours muséographique – il propose une introduction autour de la coiffe emblématique, la coiffe bigouden, pour ensuite présenter la déconstruction comme un second temps, en pénétrant dans l’espace…  Cette entrée en matière est une invitation à aller plus loin dans la connaissance, vers le fond de cet espace.

Dans le reste de l’espace, il montre la diversité, en opposition à l’image stéréotypée de l’introduction, à la manière d’une planche encyclopédique en 3D revisitée, comme un cabinet de curiosité qui permet, par la juxtaposition des expôts, la possibilité de comparer, de comprendre la variété… Cette organisation spatiale permet d’affirmer le discours muséographique.

Une dalle tactile permettra en 2021 de découvrir les collections iconographiques du musée, montrant les vêtements portés, afin de toujours mieux contextualiser les tenues exposées.

L’expérience de « prise en main » du costume est intégrée à l’espace par le biais d’une « garde-robe ouverte », pour offrir au visiteur une relation directe aux vêtements, l’occasion de les enfiler et d’en ressentir le poids, la matière, comme si quelques vêtements étaient sortis de la vitrine et offerts à l’expérience du visiteur…

CC BY SA – Cliché A. Amet, photothèque musée de Bretagne

Cette vitrine permet de montrer la diversité des manières de s’habiller en Bretagne aux visiteurs, en dépassant le cliché de la coiffe bigouden, coiffe de tous les Bretonnes. C’est une étape dans un projet plus large de refonte du parcours permanent, où  les vêtements seront associés aux thématiques abordées pour cesser définitivement d’en faire des « joyaux » isolés et hors contexte.

Fabienne Martin-Adam.

Novembre 2020.


[1] Chevalier, Elsa, Le musée de Bretagne, un musée face à son histoire, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2001, p. 78.

[2] Idem, p. 82.

[3] Idem, p. 83.

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