Le tri dans les collections patrimoniales

En France, la règle de l’inaliénabilité est très ancienne. Certains textes datés du 14e siècle évoquaient déjà ce principe sous le règne de Charles V, mais c’est en février 1566 qu’elle aboutit concrètement à travers l’édit de Moulins, qui est aujourd’hui considéré comme la source de la domanialité publique. Les œuvres et objets qui constituent les collections publiques françaises sont ainsi inaliénables, imprescriptibles et insaisissables. En d’autres termes, ils ne peuvent être loués, cédés, vendus ou saisis. La loi de 2002 relative aux musées de France, et aujourd’hui l’article D451-19 du Code du patrimoine, réaffirment ce principe tout en l’assouplissant légèrement offrant la possibilité aux collectivités publiques propriétaires d’institutions muséales d’opérer une radiation de certains biens patrimoniaux inscrits à l’inventaire, répondant à un motif précis. Ces dernières années, plusieurs réflexions ont été menées quant à la possibilité pour les opérateurs publics d’aliéner certains objets de leurs collections. En effet, l’inaliénabilité très stricte en France ne l’est pas autant dans les autres pays européens, ni aux États-Unis où la pratique du « deacessionning » est moins exceptionnelle.

Le processus de radiation est la conséquence du récolement décennal, obligatoire pour tous les musées bénéficiant de l’appellation « Musée de France ». Ainsi, le récolement confirme la consistance des collections au sein d’un musée. Cette opération permet de vérifier sur pièce et sur place, la présence du bien dans les collections, sa localisation, son état, son marquage et la conformité de son inscription à l’inventaire.

Récolement dans les réserves du musée de Bretagne.

Le tri est une vision très récente dans le domaine de la conservation patrimoniale. Il est l’une des conséquences possibles des opérations de post-récolement, dont les modalités ont été décrites par la note-circulaire de 2016, qui résultent des campagnes de récolement.

En effet, suite à ces campagnes, vient le temps des opérations de post-récolement dont fait partie le processus de radiation. Cette action consiste à mettre à jour le registre d’inventaire. Le post-récolement donne par exemple l’occasion d’inscrire à titre rétrospectif des items ayant été intégrés de manière ancienne aux collections, sans inscription sur les registres d’inventaire. Il s’agit également de signaler les objets « manquants » qui auraient été perdus ou volés.

Cette mise à jour comprend la réévaluation des contours de la collection. Il s’agit alors de se demander « que devons-nous conserver ? ». Y aurait-il des objets inscrits par erreur dans l’inventaire ? Les musées de France ont la possibilité de « radier » certains objets de leur registre d’inventaire. Cinq cas différents permettent la radiation de biens : la destruction totale de celui-ci, la modification d’affectation entre deux musées de France appartenant à la même personne morale, le transfert de propriété d’objets d’un musée de France à un autre, le déclassement, et enfin les inscriptions indues sur l’inventaire.

Mais pourquoi faire du tri ? Comment éliminer tout en gardant à l’esprit que la mission première des musées est de conserver ?

Avant la loi relative aux musées de France, le récolement n’était pas obligatoire. La tenue d’un inventaire, pour les musées nationaux et les musées classés et contrôlés, était réglementée par l’ordonnance de 1945 mais les pratiques étaient très disparates. Les registres présentaient des lacunes, induisant une difficulté pour avoir une vision d’ensemble sur les collections conservées par un musée.

La prise en compte de certains éléments est aujourd’hui essentielle dans la gestion des collections. Le « stock » est ce qui est conservé dans les réserves d’un musée. Beaucoup sont encombrées, du fait de l’accumulation massive depuis des décennies, notamment dans les musées de société, de sciences et techniques ou encore d’archéologie. Des phases de collecte très importantes ont eu lieu après la Seconde Guerre mondiale, puis dans les années 1970-1980. En plein essor de l’industrialisation, s’est développée une nécessité de « tout » garder, afin de conserver des objets voués à disparaître, souvent liés au monde paysan qui a subi un bouleversement du point de vue de son mode de vie et de ses techniques professionnelles. L’accélération des rythmes de vie, la naissance d’une société de consommation et la globalisation du monde ont incité les personnels de musée et plus particulièrement de nombreux conservateurs à collecter et entreposer une grande quantité d’objets par peur de la perte. La seconde question essentielle et préalable au tri est l’enrichissement des collections. Aujourd’hui, les politiques d’acquisition des musées sont toujours très importantes – car essentielles à la vie d’un musée – même si l’on peut observer un ralentissement depuis la création des Commissions Scientifiques Régionales d’Acquisitions, instituées par la loi 2002. A raison de deux sessions par an, ces commissions émettent un avis consultatif quant aux acquisitions souhaitées par une institution. Les musées ne doivent pas être des « accumulateurs » d’objets, de façon à éviter le risque d’une surcharge de travail difficile à gérer, entraînant un manque de visibilité globale sur ce qu’ils conservent, et finalement la perte de grands ensembles fondamentaux qui se dégradent au fil du temps. Les objets acquis doivent être sélectionnés avec précaution. Leur valeur historique, sociale ou culturelle doit être affirmée et analysée à l’aune des axes du projet scientifique et culturel de l’établissement. Une réflexion sur la possibilité de « mise en exposition » de l’objet, sur l’opportunité de le valoriser muséographiquement doit être engagée.

Film d’animation « Comment un objet entre au musée »

Comme cité précédemment, pour favoriser une forme de tri de l’existant, il est possible de radier un objet pour le motif de « déclassement ». Cependant, c’est un processus lourd juridiquement, permettant de faire sortir des biens du domaine public. Cela peut s’opérer uniquement si la perte d’intérêt historique, scientifique ou artistique, de l’objet est avérée. La Commission scientifique nationale composée de 35 personnes, est la seule décisionnaire qui peut autoriser la sortie d’un objet des collections publiques. La procédure est donc très encadrée et la déclaration de perte d’intérêt public de la collection est soumise à un débat éthique approfondi.

Les équipes du musée de Bretagne ont décidé de préparer un projet de radiation d’objets de l’inventaire dans un double contexte ; celui des actions de post-récolement à l’issue du récolement de la réserve « arts graphiques », et celui de la mise en place de la politique documentaire, visant à identifier et classer les ressources documentaires de l’institution. Pour la première fois, cette procédure est engagée dans les collections du musée, qui regroupe plus de 700 000 items. Suite au chantier des collections arts graphiques, le musée souhaite procéder aux régularisations d’écritures de l’inventaire afin de simplifier les futures campagnes de récolement.

Chantier des collections arts graphiques – CC BY SA – Cliché A. Amet, photothèque musée de Bretagne

Parmi les 273 228 items traités, 218 981 ont été récolés et 54 247 items ont été écartés du récolement, soit près de 20 %. Au sein de ces items non récolés, plus de 46 000 n’étaient pas inventoriés ; et environ 8 000 items sont proposés à la radiation pour « inscription indue à l’inventaire ». Ces objets ne seront pas éliminés mais vont changer de statut administratif : ils ne seront plus des biens patrimoniaux mais des collections conservées à titre documentaire. Ainsi, ils feront toujours partie du domaine public, mais ne nécessiteront pas d’obligation de récolement. Pour radier ces objets, les critères doivent être en corrélation avec ceux formalisés dans la note circulaire de 2016 et n’être en aucun cas subjectifs. Dans le cas du musée de Bretagne, une grande partie des 8 000 objets amenés à être radiés relèvent de la catégorie des archives, des fonds de bibliothèque ou des fonds scientifiques documentaires du musée. Pour un nombre minime, il s’agit d’items en doublon ou en triplon ainsi que de quelques éléments muséographiques, qui ne relèvent pas des collections patrimoniales.

L’élimination ou le changement de statut d’un objet repose toujours sur un choix collégial, fait en équipe et jamais de manière isolée. Dans ce cas précis, les choix se sont basés sur plusieurs critères pour décider de la radiation ou non des items. 95 % des radiations effectuées concernent des copies (contretypes de photographies, photocopies, reproductions ou tirages), dont les négatifs originaux sont conservés au musée ou dans un autre service patrimonial comme les Archives municipales. Certains négatifs n’apparaissent pas dans les collections et sont toujours propriété du donateur des tirages. Il n’est donc pas nécessaire de conserver les tirages récents qui n’ont pas de valeur patrimoniale. Ils présentent toutefois une valeur documentaire puisqu’ils ont parfois été réalisés dans le cadre de reportages. Ces biens sont appelés à rejoindre la catégorie Documentation. Lorsqu’il s’agit de doublons, le choix s’est basé sur la qualité du document.

Après avoir établi la liste précise des biens à radier, celle-ci est soumise à l’instance délibérante compétente, c’est-à-dire la Ville de Rennes pour les collections acquises avant 2000, et Rennes Métropole pour celles acquises après l’année 2000 (passage du musée de Bretagne sous la tutelle de la communauté d’agglomération).

La réflexion sur la place de la documentation au sein du musée de Bretagne est primordiale dans la mise à jour de l’inventaire. Les biens documentaires constituent un volet très important des fonds d’un musée de société. Afin d’optimiser au mieux l’expérience utilisateur, tant pour les publics que pour le personnel du musée, les ressources documentaires permettent de fournir des éléments de contexte aux collections. La documentation de ces dernières est un aspect essentiel dans un musée de société, puisque les objets dont il est le dépositaire sont des « témoins » d’un mode de vie, d’une époque ou d’une société. Ainsi, les objets radiés, resteront propriété du musée et continueront a être enregistrés dans la base de gestion documentaire Flora Musées, afin d’enrichir les collections patrimoniales. Ils seront accessibles et exploités pour des projets de recherche, pour des projets muséographiques ou encore pour des prêts éventuels à d’autres institutions.

Marie Alegret.

Novembre 2020.

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