Reflets de la tradition musicale bretonne dans les collections du musée de Bretagne

Bien qu’elle accueille le visiteur de manière assez sonore dès son arrivée, la musique bretonne et ses pratiques sont assez peu présentes dans le parcours permanent du musée. Souvent évoquées de manière indirecte pendant la visite, ses développements contemporains font toutefois l’objet d’une séquence qui sert d’ailleurs de conclusion au parcours permanent. Cependant, si les collections exposées peinent parfois à traduire la place prépondérante de la musique populaire (1) dans la société bretonne, les fonds photographiques ou graphiques conservés par l’établissement illustrent bien, quant à eux, ses expressions les plus variées.

La noce, Eugène Martin, 1868 – Marque du domaine public – Collections musée de Bretagne, Rennes

Quelques rares mais précieux témoignages archéologiques

La période gauloise livre peu de témoignages sur la pratique de la musique et ces derniers se concentrent principalement voire exclusivement autour de la personnalité du barde (barzh en breton (2)). Les auteurs antiques(3), aussi bien hellénistiques que romains, s’accordent pour donner à cette fonction une dimension spirituelle à l’instar des aèdes grecs ou des actuels griots de l’Afrique de l’ouest.

Les bardes étaient donc des conteurs, parfois itinérants, qui transmettaient de place en place le récit des « héros », les généalogies et vraisemblablement la cosmogonie gauloise. Il semble pourtant qu’à la fin de la période de l’Indépendance, ils aient perdu en importance sans doute au profit des druides. Ainsi Claude Élien (2e-3e s. apr.) qui dans son « Histoire variée » nous apprend qu’ “Il n’y a point de nation qui affronte les dangers avec autant d’intrépidité que les Celtes. Ils célèbrent, par des chansons, la mémoire de ceux qui meurent glorieusement à la guerre  » ( : 315). L’auteur Poséidonios (4), lui, ne semble leur concéder qu’un rôle de poète de cour quand César les ignore tout simplement dans sa “Guerre des Gaules” ce qui pourrait indiquer le déclin de la fonction dans le temps.

Brigit, déesse celte du feu, factrice d’armes – Marque du domaine public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Le musée de Bretagne présente le fac-similé d’une des très rares représentations de cette fonction : le “Barde à la lyre”. Cette statuette en méta-hornblendite (granite) a été mis au jour dans un fossé d’enclos en 1988 lors de la première opération de fouille archéologique menée sur le désormais célèbre site aristocratique gaulois de Paule dans les Côtes-d’Armor (5). Pour la même période, on retrouve ce type d’instrument figuré sur les monnaies de nombreux peuples gaulois (6). L’usage de la lyre étant habituellement l’apanage du dieu Apollon mais aussi un des attributs privilégiés de Vénus dans la mythologie gréco-romaine, la période gallo-romaine, qui suit la période gauloise, livre donc également des représentations en lien avec ces divinités.

Statère en or du 1er s. av. dit “à la cavalière et à la lyre” des Riedones – Marque du domaine public – Collection musée de Bretagne, Rennes

La musique médiévale bretonne, une expression populaire mal connue

Cette tradition du barde se poursuit sous des formes renouvelées après la christianisation de la Bretagne puisque le plus ancien document en langue bretonne connu (VIe s.), le Kantik ar Baradoz (br.) ou Cantique du Paradis, est attribué à Saint Hervé qui selon son hagiographie était un barde aveugle. C’est sans doute cet ancrage tout à la fois “historique”, religieux et éminemment régional qui lui confère encore localement une popularité d’usage dès qu’il s’agit d’évoquer la mort.

Sant Hervé, Xavier de Langlais – CC BY ND – Collection musée de Bretagne, Rennes

On connaît peu de choses des formes populaires de la musique bretonne pour le Moyen Âge mais on sait que le territoire conserve l’usage d’une forme de lyre à archet (Crout en breton) qu’il partage avec la Grande-Bretagne et l’Irlande (Crwth en gallois, Cruit en gaélique). La vogue du lai vers la fin du 12e s. met en avant les éléments de la matière bretonne dans toutes les cours de France et d’Angleterre sous l’impulsion principale de la poétesse Marie de France. Si les chants médiévaux bretons inspirent, leur communauté de répertoire avec ses voisins continentaux reflète également des emprunts même si les imports donnent lieu à des réinterprétations locales.

L’Église, bien que sur certains aspects très dogmatique et donc normative, accompagne encore pour un temps la pratique musicale tout en permettant le maintien ou l’émergence de certains particularismes. Ainsi, la Gwerz (br., Basse-Bretagne) ou la Complainte (Haute-Bretagne) se manifestent à l’occasion des goueliou (br.) et des pardons mais aussi lors de festivités profanes telles que les comices agricoles ou les festou (br.).

Concert de musique bretonne Gwerz complainte, 1983 – CC BY NC ND – Collection musée de Bretagne, Rennes

Vers une structuration des formations musicales

Au début du 14e s., la « Confrérie des menestriers » de Paris distingue une haute et basse musique, la première réservée à l’expression d’un pouvoir (civil, religieux ou militaire) et la seconde au divertissement. Les instruments se trouvent ainsi séparés en fonction de leur rattachement, la trompette, le fifre, le hautbois et le tambour pour les symphonistes d’un côté et le rebec puis le violon et la cornemuse principalement pour les ménétriers de l’autre. Cette distinction essaime jusqu’en Bretagne et restera active pendant tout l’Ancien Régime mais, comme ailleurs, le principe d’efficacité et la pratique poly-instrumentale des ménétriers permet aux instruments des deux ensembles de continuer à être associés lors des fêtes populaires. Il n’est donc pas rare de voir représentés les éléments de la musique profane au sein même des églises et à l’inverse de voir les fêtes populaires investies par de hauts instruments.

Sculpture sur sablière, Chapelle Saint-Sébastien du Faoüet – Cliché G. Prudor, photothèque musée de Bretagne

C’est d’ailleurs à partir du 17e s. que l’un d’eux , le hautbois, va prendre dans la forme la plus réduite de ses cinq tailles reconnues, une importance capitale dans les formations musicales populaires pour devenir un instrument à part entière : la bombarde (7). Ces formations sont dénommées bandes mais aussi sonneurs (sonerien (br.) et sonnou (gl.)) lorsqu’elles se réduisent à un duo (parfois un trio). Désormais structuré, ce couple souvent itinérant va pourtant être en butte aux critiques voire même aux condamnations d’une Église devenue, à la faveur de la Contre-Réforme, plus prompte à dénoncer des pratiques qu’elle estime immorales.

Au début du 20e siècle, plusieurs traditions se partagent le territoire breton selon la ligne de partage linguistique : binôme biniou-bombarde en Basse-Bretagne de l’ouest (l’ancien hautbois devenu bombarde va bientôt s’unir à la cornemuse, inspirée de la veuze de Loire-Atlantique) et violon et clarinette en Haute-Bretagne. On notera que les Côtes d’Armor, et plus particulièrement le Pays briochin, présentent une mixité d’instruments de musique plus importante que sur le reste du territoire breton et ouvre son répertoire à une large pratique de la vielle (8).

Musiciens populaires de Bretagne, anonyme, Moncontour, vers 1925 – Marque du domaine public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Les photographies anciennes montrent de manière récurrente des couples de sonneurs jouant assis sur une chaise placée sur un tonneau, les pieds calés sur le rebord. Cette position d’apparence inconfortable présente pourtant deux avantages. Elle assure aux joueurs un surplomb qui permet au public de mieux percevoir le son mais, et cet aspect est très rarement évoqué, elle permet également aux joueurs de rythmer leur mélodie par des claquements de leurs chaussures ou de leurs sabots ferrés sur le tonneau qui sert alors opportunément de caisse de résonance. A défaut de tambour, cette pratique de tapage de pied également qualifiée plus savamment de podorythmie, tient le rôle d’instrument percussif d’accompagnement et vient soutenir les danseurs. Elle ne semble pas avoir perduré localement après le second conflit mondial alors que sa pratique a su se renouveler en Nouvelle-France.

Sonneurs sur tonneaux – Marque du domaine public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Les années 1930 voit l’arrivée de l’accordéon chromatique qui accompagne les nouvelles danses en vogue (Java, Tango) au point de supplanter les gavottes y compris en pays bretonnant et de manquer de faire disparaître les pratiques populaires de la musique traditionnelle bretonne bien que ce fût plus souvent l’occasion d’un enrichissement.

Jazz-band rennais, vers 1930-1932 – Marque du domaine public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Après la Seconde Guerre mondiale, la culture bretonne connaît un renouveau fondé en grande partie, mais pas exclusivement, sur une prise de conscience identitaire. L’impulsion donnée par les musiciens collecteurs tels que Polig Montjarret va être décisive. Ce dernier va créer la Bodadeg Ar Sonerion (br.) ou Assemblée des sonneurs à la fin de la seconde guerre mondiale. Espace de construction culturelle, c’est la BAS qui va introduire la formation du bagad inspiré, à la faveur d’échanges devenue réguliers entre l’Écosse et la Bretagne, du bag-pipe écossais. Cette assemblée va faire des émules et donner lieu plus tard à des Confédérations de cercles celtiques (dont les principales, Kendalc’h et War’Leur, forment désormais une entité unique, Kenleur, depuis le mois de juin 2020) qui intègrent également les formations de la diaspora bretonne. Ces échanges nourris par de nombreux concours locaux vont également se renouveler au contact de pratiques partagées dans le cadre du «  »Festival interceltique de Lorient ».

15e festival international des cornemuses de Brest, affiche de E. Nourry, 1967 – CC BY NC ND – Collection musée de Bretagne, Rennes

Une matière bretonne : recueils anciens, collectes modernes, apports externes

Comme nous l’avons vu, les éléments de la matière bretonne sont assez mal connus avant une période assez récente. On pourra citer le « Doctrinal ar christenien« , rédigé en langue bretonne par Bernard du Saint-Esprit et publié à Morlaix en 1628 puis à Brest en 1688 même s’il ne comprend que des paroles de cantiques (9). Le plus ancien air breton se retrouve sous le nom de “Triory de Bretagne” dans “Orchésographie”, ouvrage publié en 1588 par Thoinot Arbeau. Cependant, sa transcription particulière rend illusoire toute mise en pratique du morceau.

Il faut donc attendre les travaux fondateurs de Théodore Hersart de La Villemarqué et la rédaction de son “Barzaz Breiz” publié une première fois en 1838 puis augmenté pendant les trente années suivantes, pour avoir accès véritablement au fonds musical traditionnel breton. De fait, cet imposant travail de collecte dans la lignée des travaux du finnois Elias Lönnrot pour son Kantele, comprend les paroles et partitions de nombreux chants traditionnels bretons. On notera cependant que la méthodologie et voire même la véracité de cette collecte ont parfois été remises en question.

Affiche du Théâtre populaire de Bretagne, 1981 – CC BY NC ND – Collection musée de Bretagne, Rennes

Suivent ensuite les collectes de François-Marie Luzel/Fañch an Uhel (un des contradicteurs du Barzaz Breiz) assisté d’Anatole Le Braz, qui recueille près de 150 chants auprès de Marguerite Philippe/Marc’harid Fulup, conteuse trégorroise. Ceux-ci seront publiés en 1868 (les “Gwerziou”) puis en 1874 (les “Soniou”) mais sans les airs. Toutefois, F. Vallée permettra d’assurer le lien avec la mélodie grâce à ses enregistrements, réalisés 30 ans plus tard, du chant de Marguerite sur des rouleaux de cire. Ces actions de collecte trouvent également leur équivalent en Haute-Bretagne avec Aldophe Orain et Paul Sébillot au 19e siècle mais aussi dans les collectes plus récentes de Marie Drouart et Jean Choleau.

Carte postale représentant le monument à François-Marie Luzel de Plouaret – Marque du domaine public – Collection musée de Bretagne, Rennes

A partir des années 1920, la collecte prend un tour plus militant avec René-Yves Creston (créateur en 1923 du Seiz Breur, union des 7 frères, avec Jeanne Malivel) avant d’intégrer un champs plus scientifique avec la mission de collecte pour le Musée national des Arts et Traditions Populaires. On signalera également l’importante matière constituée dans les années 1950 par Claudine Mazéas auprès de Marie-Josèphe Bertrand (dite Mme Bertrand) ou encore des sonneurs Étienne Rivoallan et Georges Cadoudal. Ces enregistrements vont alors influencer une nouvelle génération de jeunes chanteurs à cette époque, comme Alan Stivell, Erik Marchand, Yann-Fañch Kemener ou encore François Budet (10). On ne saurait parler de collecte sans évoquer l’indispensable travail de mémoire réalisé depuis 1972 par l’association Dastum de Mathieu Hamon et Charles Quimbert ou encore par des documentaires (11) investis sur ces questions d’identité réalisés par des auteurs parfois étrangers comme en 1977 l’étonnant “C’était un Québécois en Bretagne, Madame! “ de Pierre Perrault, dans lequel Emile Le Scanve (dit Glenmor) explique, entre autre, que de nombreux chants populaires reprennent souvent un air ancien sur lequel sont apposées des paroles de circonstance.

Jean-François Quéméner, vers 1975 – CC BY NC ND – Collection musée de Bretagne, Rennes

A partir des années 1970, la pratique de la musique se développe lors de fêtes locales remises à l’honneur ou en investissant des événements festifs déjà bien ancrés sur le territoire breton comme les “Filets bleus” à Concarneau. A partir des années 1980-1990, la France connaît une multiplication de ses festivals. La Bretagne n’est pas en reste et se distingue particulièrement par son dynamisme en ce domaine avec une programmation populaire bien plus éclectique : Les “Transmusicales” à Rennes, la « Route du Rock » à Saint-Malo (18) ou encore « Art Rock » à Saint-Brieuc qui permettent de fédérer une nouvelle scène rock locale (Etienne Daho, Marquis de Sade, Dominique Sonic, Ubik…) ou les “Vieilles Charrues” à Carhaix, le « Festival de Bobital » près de Dinan et le « Festival du Bout du Monde » à Crozon qui visent une programmation qui va du local à l’international, le “Festival interceltique” à Lorient ou encore le Festival des chants de marin à Paimpol sur des registres plus traditionnels quoique différents, sans compter enfin les nombreux festoù-noz répartis sur l’ensemble du territoire breton.

Le MUR de Rennes par Patrice Poch – CC BY SA – Cliché A. Amet, photothèque musée de Bretagne, Rennes

On ne saurait terminer ce rapide panorama de la musique populaire bretonne sans évoquer les artistes qui ont contribué à la porter très largement au-delà des limites régionales. Ainsi les groupes Tri Yann, Soldats Louis ou Matmatah qui donnèrent un accent résolument rock au répertoire breton, Dan ar Braz qui représenta la France en breton pour le prix Eurovision en 1996, le groupe Manau, victoire de la musique dans la catégorie rap en 1999 pour son album Panique celtique, Denez Prigent dont la voix illustra, toujours en breton, un blockbuster américain (12). Que dire enfin de Nolwenn Leroy dont l’album Bretonne contribuera significativement au rayonnement de la musique populaire bretonne en se plaçant à la 25e place des ventes mondiales en 2010.

Tri Yann – CC BY NC ND – Collection musée de Bretagne, Rennes

Olivier Labat.

Bibliographie sommaire

– Collectif, Musique bretonne – Histoire des sonneurs de tradition, La Chasse-Marée/ArMen, 1996, 512 p.

– Loïc, Tissot, Chantons, dansons, bardes de Bretagne, in En Bretagne avec Astérix, Hors-série Ouest France, p. 84-89.

Notes

  1. Par « populaire », on entend les expressions musicales les plus partagées et/ou qui n’émanent pas du pouvoir politique.
  2. Les mots bretons indiqués en infra le seront en italique précédés d’un « br. » lorsqu’il s’agit d’une locution en langue bretonne et de « gl. » quand le terme est en gallo/langue gallèse.
  3. Principalement Strabon (Ier av. – Ier apr.), Posidonius d’Apamée (II-Ier s. av.) et Diodore de Sicile (Ier s. av.).
  4. Description d’après Poseidonios dans les « Deipnosophistes » d’Athénée de Naucratis.
  5. Menez Yves, Giot Pierre-Roland, Laubenheimer Fanette, Le Goff Elven, Vendries Christophe. « Les sculptures gauloises de Paule (Côtes-d’Armor) ». In: Gallia, tome 56, 1999. pp. 357-414. https://doi.org/10.3406/galia.1999.3013
  6. Comme c’est le cas pour le Statère en or du Ier s. av. dit “à la cavalière et à la lyre” des Riedones, peuple gaulois des alentours de Rennes (en illustration).
  7. Le terme de « bombarde » apparaît dès le XIVe s. et sert à désigner sans distinction tous les instruments à vent.
  8. A noter également la présence d’un facteur de vielle, Adrien Lassière, dès 1735 à Saint-Malo.
  9. Souvent réputé disparu dans la littérature, on en trouve cependant un exemplaire numérisé à la BNF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k87056532
  10. Voir l’article de †Patrick Malrieu dans Musique bretonne – n° 255 (2018) en hommage posthume qui est consacré à Claudine Mazéas (1926-2018)
  11. Accessibles sur le site de la cinémathèque de Bretagne : Accueil – Cinémathèque de Bretagne – Gwarez Filmoù – Brittany Film Archives (cinematheque-bretagne.bzh)
  12. « Gortoz a Ran » est intégrée dans la bande originale du film américain « La Chute du faucon noir » de Ridley Scott, en 2012.

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