« Boire », l’exposition – Réflexions sur les enjeux scientifiques et culturels et les choix muséographiques

Boire est un geste quotidien partagé par tous. Cet acte physiologique, mais aussi culturel, résonne de façon particulière en Bretagne, où perdurent stéréotypes et représentations du buveur. En 2016, le Musée de Bretagne, situé au sein des Champs Libres à Rennes, y consacrait une exposition, qui fut un grand succès public, une réalisation muséographique stimulante. Au-delà, le « boire contemporain » est entré dans les collections du musée.

Affiche de l’exposition, Jochen Gerner, 2015

Un sujet d’exposition original : le buveur et ses représentations

Le point de départ de ce projet réside dans la conjonction de plusieurs facteurs concomitants. A la tête pendant de longues années d’un musée traitant de l’anthropologie alimentaire en région Rhône-Alpes, je connaissais bien l’expographie en la matière et regrettais que le prisme d’approche des expositions autour des pratiques alimentaires soit trop souvent celui des objets d’art, sans qu’ils soient suffisamment reliés à une vision plus vaste de l’histoire culturelle, sociale, des représentations, sans proposer une narration qui permette au public de vivre une expérience personnelle, qui le confronte à ses propres goûts et questionne ses habitudes alimentaires. Avec Quand les Bretons passent à table en 1994, l’univers des manières de boire et de manger avait déjà été exploré à l’initiative du Musée de Bretagne et de l’association Buhez en cinq expositions sur tout le territoire breton. Ses concepteurs soulignaient à l’époque une démarche scientifique « en marche » et regrettaient l’absence d’une synthèse sur ce sujet. J’avais aussi en tête un numéro particulièrement novateur de la revue Terrains de 1989, portant ce titre éponyme, Boire. Ce rétrécissement de la focale au « boire » me paraissait d’autant plus prometteur qu’il pouvait s’appuyer sur les résultats de recherches récentes en Bretagne (Christophe Moreau, Thierry Fillaut), et se situait aussi au croisement des politiques publiques de la santé à Rennes, enjeu important pour un musée de société comme le nôtre que de relier sa programmation d’expositions au contexte du territoire. Ce terreau propice a constitué la base de notre travail de recherche, de collecte et de muséographie, actualisé avec les contributions d’un conseil scientifique [1], très intéressé par l’approche muséographique et l’importante action culturelle développée autour de ce projet. Il faut le dire en effet, cette exposition comportait un café en son sein, le bien-nommé  » Le baragouin », qui fut très actif !

Un scénario de visite engageant : et moi, quel buveur suis-je ?

Le propos de l’exposition a été centré sur une approche culturelle et anthropologique du « boire », de ses représentations et de sa construction symbolique. Il s’agissait de lire les particularismes régionaux à la lumière d’une histoire plus large du buveur, de l’évolution des représentations des boissons dans notre société. Documents d’archives et objets, iconographies et  photographies ont donc été mobilisés aux côtés d’œuvres d’art, anciennes ou contemporaines[2], pour donner à comprendre des histoires du boire, en Bretagne et ailleurs, dans une approche très pluridisciplinaire : un buvard publicitaire de la source d’eau Plancoët cotoyait une borne-fontaine rennaise en fonte de 1884…quand plus loin la pharmacie bretonne de Daniel Spoerri précédait l’estampe de la chapelle Sainte-Barbe au Faouët. La visite commençait par un écran diffusant un montage de cartes postales pour déconstruire l’image du stéréotype du buveur breton[3]. Des éléments de réponse jalonnaient ensuite le parcours de l’exposition, dans les cartels afin que le visiteur comprenne la construction de ce stéréotype et la part de mythe et de réalité.

Introduction de l’exposition Boire – CC BY SA – Cliché A. Amet, photothèque musée de Bretagne, Rennes

L’exposition, présentée au musée d’octobre 2015 à avril 2016, a interrogé ces pratiques en quatre thématiques : la soif, le goût et le plaisir, la convivialité et la recherche d’effets. Un parcours «santé», un café, un ton décalé, de nombreuses manipes et interactifs…. Autant de propositions qui ont été conçues pour permettre au public, notamment les jeunes de découvrir l’exposition de manière ludique et interactive. En effet, l’une des intentions du projet en termes de public était de pouvoir élargir la fréquentation du musée à la tranche des 15-25 ans, qui fréquente beaucoup les Champs Libres, notamment la bibliothèque mais peu le musée.

Au travers des quatre thématiques le visiteur était amené à se questionner sur cette question fondamentale « pourquoi est-ce que je bois ? ». Quel que soit leur bagage culturel, leurs origines, leur condition sociale, leurs croyances, les visiteurs sont tous égaux devant cette question et ont en commun ces quatre grandes raisons de boire : parce qu’ils ont soif, parce qu’ils y prennent un plaisir gustatif, parce qu’ils y trouvent un prétexte pour se réunir et parce qu’ils y recherchent un effet.  Il s’agissait donc, à partir de cette question simple, de placer le visiteur en position de questionner ses pratiques au regard de l’universalité du boire et trouver dans le propos scientifique de l’exposition les éléments de réponse à ce questionnement. Les développements historiques, les objets et les œuvres, les réflexions sociologiques et anthropologiques devaient permettre au visiteur de réfléchir à sa façon de boire et de consommer et aux impacts économiques, sociétaux et naturels que cela engendre pour lui et pour le monde qui l’entoure.

Partie 2 de l’exposition Boire, « A votre bon goût » – CC BY SA – Cliché A. Amet, photothèque musée de Bretagne  

L’approche permettait aussi d’aborder des sujets d’actualités parfois difficiles, qui pourraient mettre certains visiteurs en difficulté ou dans un sentiment de rejet. L’idée de départ était que la prise de conscience vienne du visiteur lui-même, à travers une réflexion plus large sur un thème qu’il partage avec tous. Le discours général de l’exposition a donc voulu se garder d’être moralisateur et accusateur ou au contraire trop complaisant et sans recul critique[4]. L’alcool notamment y était abordé par des biais très divers, à travers toute l’exposition, et toujours mis en perspective du boire en général. Replacer la consommation d’alcool dans une consommation quotidienne plus générale permet aussi de questionner indirectement le buveur sur le poids de sa consommation alcoolique, de ses conséquences et éventuellement de ses dangers, sans mettre de côté les aspects positifs de l’ivresse.

Partie 4 de l’exposition Boire  « Boire et déboire », Ivresses – CC BY SA – Cliché A. Amet, photothèque musée de Bretagne

Des partis-pris scénographiques, graphiques et illustratifs forts

La scénographie a fait l’objet d’un appel à candidatures, pour lequel cinq agences sélectionnées ont été amenées à réaliser une proposition détaillée. Le scénographe Alexis Patras, associé à Natacha Ribac pour le graphisme et Sarah Scouarnec pour la lumière ont été retenus. Le commissariat a aussi souhaité tisser un lien fort entre scénographie et communication extérieure, en choisissant un illustrateur, réputé en termes d’innovation, de maniement des codes graphiques et de lien avec l’univers « jeune » pour créer l’affiche. Jochen Gerner[5], artiste d’origine nancéenne, représenté par la galerie Anne Barrault et membre de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle) a été retenu pour ce projet. Outre la création de l’affiche, il s’est vu confier les quatre illustrations qui ouvraient les quatre grandes parties de l’exposition, la typographie du titre de l’affiche, le pictogramme du parcours santé, la fresque du baragouin.

La collaboration scénographe – illustrateur est donc allée au-delà-même de la commande initiale et a constitué une clé de la réussite du projet et sa réception par les publics. Le projet scénographique prévoyait une division de l’espace de 400 m², simple et efficace, avec des codes couleurs marqués et évocateurs (bleu, rouge, beige, vert) en quatre parties, autour d’un ilot central, le café. Ces espaces, quoique bien différenciés, permettaient une communication entre eux, soit physique, soit visuelle, par des percées de part et d’autre du bar, un miroir sans tain. La scénographie du bar – mise en abyme du propos de l’ensemble de l’exposition avec le mur de signes créé par Jochen Gerner -, le choix des vitrines – en bois clair, reprenant l’idée de la caisse de transport  et stockage de boissons – ou la cartelographie (suggérant la note, la commande au café) en sont quelques exemples. Les visiteurs ont aussi apprécié le soin apporté aux ambiances lumineuses ou sonores, qui allaient dans le sens du questionnement personnel souhaité : l’eau en partie 1, le registre des mots du boire en partie 2 ou l’ivresse en partie 4.

Exposition Boire – CC BY SA – Cliché A. Amet, photothèque musée de Bretagne

Les dispositifs sonores ou audiovisuels ont constitué un travail conséquent, de collecte et production audiovisuelle mais aussi d’intégration technique. Ils représentaient au total 24 points de diffusion pour une durée totale de 2h30, avec des fonds diversifiés (Cinémathèque de Bretagne, Musée de Bretagne, Dastum, INA, Délégation sécurité routière, INPES). Il s’agissait d’illustrer en image certains propos pour les approfondir, de tenir un propos scientifique quand les collections étaient inexistantes, mais aussi d’apporter des témoignages contemporains sur des métiers, des problématiques sociétales contemporaines. Ainsi, le musée a produit une réalisation originale, avec cinq films courts réalisés par Gérard Alle, spécialiste des bistrots en Bretagne. Ce dernier a dressé le portrait de quatre figures de patron(ne) de bistrot [6] et un nouveau montage des rushs du film Mon lapin bleu.

Une bonne réception des publics et un travail partenarial fort

L’exposition Boire a été très bien reçue par les publics, notamment grâce à l’affiche de Jochen Gerner, la scénographie à la fois esthétiquement réussie et accessible mais aussi de bons relais en termes de bouche-à-oreille et de médiatisation. Durant les cinq mois et demi d’exploitation, l’exposition a connu une fréquentation de 35 716 visiteurs, incluant la programmation culturelle.  L’analyse des livres d’or a révélé un fort enthousiasme du public et même inspiré des artistes en herbe : outre les commentaires positifs, pas moins de 55 dessins et collages ont été recensés dans les deux livres d’or ! La cible « jeune » notamment s’est déplacée nombreuse pour cette exposition, ce qui était encourageant dans la conquête de cette tranche d’âge, jusqu’alors peu représentée dans les propositions du musée. Dans le cadre de la programmation culturelle, le musée a engagé des partenariats très variés, avec des projections de films, des spectacles, des dégustations (d’eau, de tisane, de bière…) avec un total de 21 rendez-vous.

En termes de rayonnement, la programmation culturelle autour de l’exposition Boire a inspiré la toute nouvelle Cité du vin de Bordeaux, qui a repris une partie de nos propositions (Ciné-Cépage avec Dominique Hutin, spectacle de Sébastien Barrier « Savoir enfin qui nous buvons… ») ; quant à l’exposition, elle a été reprise et adaptée par le musée des maison comtoises de Nancray et fait l’objet d’une forte demande en version « itinérante » par des festivals de musique en Bretagne, soucieux de sensibiliser leurs publics jeune au sujet. En 2020, elle vient de faire l’objet d’un format « emportable », prêté gratuitement par le musée aux structures qui le souhaitent. Enfin, cette exposition s’est accompagnée d’un projet de collecte, certes modeste au vu des moyens humains pour le traitement, mais qui a permis de faire entrer le boire contemporain dans les collections du musée, avec par exemple un ensemble d’affiches rennaises de prévention contre l’alcool ou commerciales liées à des marques bretonnes, comme Breizh Cola.

Céline Chanas, conservateur en chef du patrimoine, directrice du Musée de Bretagne.

Février 2021.

Références bibliographiques

Boire. De la soif à l’ivresse, catalogue de l’exposition (dir.Céline Chanas), Lyon : Fage, 2015, 191 p.

Boire, Revue Terrains, n°13, 1989 (dir. Yves Renaudin)

FILLAUT Thierry. Les Bretons et l’alcool, XIXe-XXe siècle. Rennes : École nationale de la santé publique, 1991.

FILLAUT Thierry. Tous en piste ? Les jeunes Bretons et l’alcool de 1950 à nos jours. Rennes : Presses de l’EHESP : 2013.

NOURRISSON Didier. Crus et cuites : histoire du buveur.  Paris : Perrin, 2013.


[1] Le commissariat d’exposition s’est adjoint d’un conseil scientifique pluridisciplinaire, composé d’historiens, anthropologues, sociologues, chargé de conseiller et valider la cohérence scientifique des contenus : Martine Cocaud, maître de conférences à l’Université de Rennes 2, Thierry Fillaut, professeur d’histoire contemporaine, Université de Bretagne-Sud, Christophe Moreau, sociologue à Jeudevi (JEUnesse-DEVeloppement-Intelligents), Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue, chercheuse à l’EHESS, Didier Nourrisson, professeur d’histoire contemporaine, Université Lyon 1 / Université de Saint-Etienne, Maud Renon, directrice Santé Publique Handicap, Ville de Rennes.

[2] Les collections pressenties pour l’exposition Boire ont été traitées sur la base Filemaker Pro avec un corpus thématique très riche de 1662 notices (avec les audiovisuels et fonds sonores). La sélection s’est faite autour de 306 objets présentés dans l’exposition (reproductions photographiques, photographies, dessins, lithographies, peintures, affiches, objets -type verres, robe, marionnette-…), dont 126 objets des. Collections du musée de Bretagne, 136 prêts d’institutions pupliques et 44 de collections privées.

[3] Ce dispositif muséographique est inspiré de la démarche de montage d’images d’archives du réalisateur  Jean-Gabriel Périot, qui a collaboré à de nombreuses reprises avec le musée du quai Branly. N’étant pas disponible pour cette commande, ce montage a été réalisé par Arnaud Géré, chargé de réalisation audiovisuelle aux Champs Libres. Par un montage « cut » de scènes quasi-identiques ou aux motifs répétitifs, très rapide  se crée une ambiance, un monde de signes et d’images.

[4] Les manipes et le parcours santé avaient cet objectif : apprendre en s’amusant, en pratiquant (borne sensorielles, manipes « expressions du vin », jeu sur les noms de lieux « café »), le café « le baragouin » avec films de fiction, juke-box, gazette…

[5] Jochen Gerner  a reçu en 2016 le prix Drawing Now (Salon du dessin contemporain, Paris) ; outre la création d’œuvres – dessins – il participe à de nombreux projets éditoriaux, expositions et réalise des dessins de presse pour Libération ou le 1 hebdo.

[6] Marie, au bistrot An Dolenn à Plougerneau, L’association La Pépie à Trémargat, Marc et Catherine, l’Atutre Rive à Berrien, Bernard, Chez Rollais à Saint-Brieuc et Yvonne, Mon lapin bleu à Pouldreuzic

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