Chemin faisant dans les Monts d’Arrée avec Stéphane Lavoué

Depuis l’invention de la photographie au 19e siècle et la première photographie bretonne connue vers 1840, les photographes ont contribué par leurs regards à façonner une ou des images de la Bretagne : des paysages aux communautés de vie, de l’intention de documenter les modes de vie traditionnels à celle de capter les virages de la modernité, les images de la Bretagne sont multiples, plurielles comme en attestent le fonds du musée de Bretagne, composé de plus de 500 000 images.

Le Musée de Bretagne porte une attention forte aux enjeux contemporains. C’est aussi un musée de territoire, qui explore la Bretagne dans ses multiples facettes, par des regards et approches disciplinaires plurielles, de la géographie à l’histoire, en passant par l’anthropologie ou la photographie.

La rencontre avec le photographe Stéphane Lavoué ne pouvait donc être que « naturelle ». Tout part d’une première et heureuse rencontre en 2015 quand le photographe crée la série Breizh food trip , commande du Conseil départemental du Morbihan dans le cadre du festival photographique de La Gacilly ; en miroir, le musée expose une sélection d’images issues de son fonds photographique, sur le thème Nourrir les siens, nourrir les autres. Durant quelques années, le musée suit avec grand intérêt les premières séries du photographe en Bretagne.

Jacques Richard, ostréiculteur, Stéphane Lavoué, Séné, février 2015 – Copyright-Tousdroitsréservés – Collection musée de Bretagne, Rennes

En 2019, l’opportunité de créer un ambitieux parcours photographique au sein des Champs Libres amène à imaginer un projet plus vaste : une résidence de création, une exposition, une carte blanche, un livre, des acquisitions au musée.

Les Enchanteurs, un regard sur le légendaire breton

Au-delà des connaissances que peuvent produire les historiens, les archéologues, les ethnologues, le regard que porte Stéphane Lavoué sur la Bretagne d’aujourd’hui et ses habitants nous confronte à ce qui fait patrimoine : un territoire, des hommes, des pratiques. Hier, aujourd’hui, demain. Le patrimoine n’est pas un concept figé, il évolue tout comme les concepts de tradition et de modernité qui ne cessent de se recomposer et de se réinventer.

Stéphane Lavoué, après plusieurs séries dans le Finistère, a souhaité travailler autour de la matière du patrimoine culturel breton, sa mythologie et renouer avec la forme de road-trip, développée avec la série The Kingdom. Le Musée de Bretagne a, quant à lui, déjà exploré ce thème anthropologique des croyances et pratiques magiques, notamment dans la récente exposition J’y crois, j’y crois pas. Ses collections témoignent de ces pratiques sociales et de cet imaginaire, depuis les très nombreuses représentations de la mort comme le dessin des merveilles de la nuit de Noël [1] représentant la chevauchée de l’Ankoù aux statuaires des églises et enclos paroissiaux en passant par des objets votifs, de protection ou de guérison.

Lorsque Stéphane Lavoué, imprégné de la littérature d’Anatole Le Braz [2] propose de partir sur les traces de l’Ankoù [3], y croyons-nous alors vraiment ?

Le défi nous interpelle : entre fiction et réel, Stéphane navigue dans un entre-deux, avec un goût pour le mythe autant que pour le réalisme. Ce point de départ semble promettre une écriture défiant encore plus la photographie comme art du réel.

Arpenter les Monts d’Arrée

De janvier à juin 2020, Stéphane Lavoué part sur les routes des Monts d’Arrée, traversant Botmeur, Brennilis, Brasparts, Commana, ou Saint-Rivoal, rencontrant des personnages, parfois haut en couleurs, qui racontent leur(s) histoire(s), leur relation au territoire. Chez Stéphane Lavoué, l’expérience fondatrice du voyage est centrale dans le processus créatif. Pas forcément un voyage en terre lointaine, mais un voyage qui implique le déplacement, un arpentage méthodique qui suppose de s’approcher au plus près des territoires, de ses caractéristiques physiques, climatiques, de ses habitants, de ses modes de vie et de fonctionnement, de son imaginaire.

Depuis quelques séries déjà – L’Équipage, A terre et Une jeunesse bigoudène, devenus Les Mois noirs – , Stéphane Lavoué a posé ses valises en terre bretonne, pratiquant une photographie plus introspective, plus personnelle. Le voyage n’est donc plus celui de l’exploration de terres lointaines, mais bien celui du proche. En cela, sa manière d’aborder la photographie rappelle la manière dont l’anthropologue se documente, s’immerge dans un territoire pour mener son enquête, prend son temps pour gagner la confiance des gens, puis collecte et consigne les histoires. Stéphane Lavoué voyage seul ou accompagné de médiateurs, passeurs qui lui permettent de rentrer en relation avec des habitants du territoire, et au gré des rencontres, des voisinages, de constituer un itinéraire. Stéphane Lavoué ne parle pas (encore) breton, et l’entremise de bretonnants est un préalable qui permet d’ouvrir de nombreuses portes, dans ces terres où la pratique de la langue bretonne est en plein renouveau.

Lorie, employée de marée chez Océaliance, Stéphane Lavoué, Le Guilvinec, mars 2016 – Cpoyright-Tous droits réservés – Collection musée de Bretagne, Rennes

On peut appréhender cette étape dans le travail de Stéphane Lavoué comme un nouveau champ géographique et thématique exploré qui contribue à faire œuvre et à construire un projet narratif plus vaste sur la Bretagne d’aujourd’hui. Car les photographies de Stéphane Lavoué s’inscrivent bien, sur le plan de l’histoire de la photographie, comme une contribution nouvelle et originale à construire une image de la Bretagne. Les images rapportées de ce voyage dans les Monts d’Arrée correspondent à celle d’une quête. Ce ne sont pas les beaux paysages, les soleils couchants, les landes ou les mégalithes que nous rapporte Stéphane Lavoué. Ni même le quotidien d’un territoire qui vit et travaille. Les photographies n’ont rien de relevés topographiques ou d’intention directe de donner à voir le réel : elles résultent de mises en scène savamment composées, en intérieur ou extérieur, souvent en plan serré. En utilisant une focale fixe de 50 mm, en ayant recours uniquement à la lumière naturelle, Stéphane Lavoué se contraint lui-même à nous livrer des photographies à hauteur d’homme, proche de ce que l’œil humain perçoit.

En quête de l’Ankoù

On pourrait rapprocher les vues de paysage de Stéphane Lavoué des intentions de Pierre de Fenoÿl [4], affirmant que son rapport au paysage procède d’une inspiration presque mystique, privilégiant une manière de « mythifier un paysage quotidien », de recevoir plutôt que de prendre une image [5].

Les vues de campagne, de landes, de routes, par leur contraste affirmé, l’épaisseur de ciels chargés, la célébration portée aux pierres ou aux arbres, forment un style très road-movie, où  se mêlent une impression de captation sur le vif, à l’instar des vues de routes – derrière l’objectif, on ressent le pare-brise encore perlé de pluie – à des images plus posées, où le regardeur rentre lui-même dans l’image. A Brennilis, devant le lac, commence l’arpentage des Monts d’Arrée : y rencontrerons-nous l’Ankoù ?

Captain Benj devant le lac de Brennilis, Stéphane Lavoué, Brennilis, novembre 2019 – Copyright-Tous droits réservés – Collection musée de Bretagne, Rennes

Parti sur les traces de l’imaginaire breton, Stéphane Lavoué se confronte à la manière dont les Bretons des Monts d’Arrée considèrent ce rapport aux croyances et légendes. Les traces dans la toponymie – le Yeun Elez, la forêt de Huelgoat –  sont bien réelles mais nombre d’habitants rejettent en bloc une image stéréotypée, « faite pour les touristes » quand d’autres en plaisantent, l’étudient ou en vivent, à l’instar des balades contées de l’association ADDES ou des aventuriers de la légende d’Huelgoat.

Les Monts d’Arrée sont l’échine de la Bretagne, une terre balayée par les vents, entre landes et marais tourbeux, avec une faible démographie. Ces lieux ont alimenté l’imaginaire des hommes et servi de cadre à de nombreuses légendes, le plus souvent avec le thème de la mort, l’Ankoù. Quand Anatole Le Braz se passionne pour la littérature orale à la fin du 19e siècle, il collecte des milliers de coutumes survivantes, dont la plus spectaculaire est La légende de la Mort (1893). Un siècle plus tard, Stéphane Lavoué suit les mêmes traces et ramène une galerie de personnages parfois étranges, en marge du commun, au cœur de paysages proches du fantastique.

Si Stéphane Lavoué saisit un monde en couleurs, il donne à cette Bretagne une ambiance clair- obscur, parfois inquiétante, où l’on perçoit fortement la présence des éléments, le vent, la pluie, la nuit. Comme un prolongement de la série précédente, Les Mois noirs. Il nous rapporte des hommes et des femmes, photographiés dans leurs villages, leurs maisons, leurs jardins. Avec leur naturel, leur gouaille, leur part de mystère aussi. Entourés d’objets qui donnent matière à interpréter, imaginer l’histoire qui est la leur : Clémence, la boulangère, Xavier, le forgeron, Philippe, le bucheron et comédien

A la différence des folkloristes du 19e siècle et des séries de cartes postales, diffusant largement des ethnotypes, Stéphane Lavoué ne tombe jamais dans la caricature ou la nostalgie. Ses portraits sont ceux d’hommes et de femmes pleins de fierté, de caractère, dont la pose dit ou suggère le métier, l’occupation.  Ainsi, plus de 100 ans plus tard, on retrouve cette appétence pour les gestes et savoir-faire que l’on découvrait déjà dans les photographies de Philippe Tassier[6], et ses artisans-sabotiers dans la forêt de Huelgoat.

La terre et le territoire

Pour Stéphane Lavoué, le territoire est un véritable laboratoire, un lieu d’expérimentations, de rencontres, pour livrer un récit épique contemporain. Cette cartographie subjective peut se lire en trois strates : interrogation de l’imaginaire porté sur le territoire ; consécration du végétal et du minéral ; arrêt sur les habitants, qui font communauté de vie.

Point de pittoresque, mais une vision brute, caravagesque du territoire, une vision empreinte aussi d’humanité et de sensibilité. Car les images que nous révèle le photographe sont savamment interprétées : formé au tirage argentique noir et blanc, il transpose son savoir-faire à la photographie numérique. Il s’agit de faire circuler tel qu’il le souhaite le regard du « spectateur » à travers l’image. Il a aussi travaillé une chromie et un grain qui lui sont propres et dont il doit pour l’obtenir tenir compte dès la prise de vue.

À sa manière, Stéphane Lavoué se fait aussi un photographe des marges, selon l’expression de Michel Poivert : il donne à voir les choix de vie des habitants d’un territoire, où se mêlent autarcie et autosuffisance alimentaire, retour à la terre et projets de reconversion, spiritualité et croyances.

Peu de motifs bretons permettent de relier immédiatement les images au territoire. Le druide de la Gorsedd en est sans doute l’unique exemple : celle d’une organisation, créée en 1900, qui réunit des celtisants cherchant  à se rattacher à un passé mythique pour exprimer leur nationalisme ou régionalisme. À la différence de l’image célèbre de Raphael Binet [7], qui choisit comme composition une image cérémoniale de groupe avec le barde Jaffrenou au centre, à Roscoff en 1934, Stéphane Lavoué choisit le portrait individuel, de dos, questionnant l’imaginaire immémoriel du druide drapé dans sa tunique, donnant aussi à voir la permanence du mouvement néo-druidique dans la Bretagne contemporaine.

Youn Amis, druide du Gorsedd de Bretagne, Stéphane Lavoué, Brasparts, juin 2020 – Copyright-Tous droits réservés – Collection musée de Bretagne, Rennes

Stéphane Lavoué rentre dans l’intimité des maisons, des jardins, des prés et des bois, des lieux publics par le regard porté sur les objets. Il se fait glaneur. Des objets de peu, des objets abandonnés, cassés, relégués qu’il photographie en arpentant les chemins, objectif en main. Aux côtés des portraits et paysages, ces objets – corbeau, crucifix cassé, tête de mort… – rentrent dans la narration, renforçant le sentiment de mystère ou d’étrangeté et nous renvoient finalement à nos propres croyances.

120 ans après Anatole le Braz, Stéphane Lavoué nous offre une nouvelle fresque bretonne, un récit intime et incarné. En images cette fois.

Céline Chanas, conservateur en chef du patrimoine, directrice du Musée de Bretagne.

Mai 2021.


[1]  Collin A. (dessinateur) ; 1844. Germain P.S. (graveur) ; 1844. La scène, intitulée « Burzudou-Nedellek » (Les merveilles de la nuit de Noël) représentent la chevauchée de l’Ankoù, : le personnage, muni d’un fouet et de sa faux,  fouette deux chevaux courant au grand galop. L’image est composée de multiples scènes et fourmille de détails faisant référence à la religion catholique et aux légendes bretonnes. On voit les fées des bois étalant leurs richesses, les fées des eaux sortant de leurs puits, des korrigans avec leurs marteaux de forgerons…

[2]  Anatole Le Braz (1859-1926) est enseignant à Quimper lorsqu’il entreprend en 1886 de collecter chansons, contes et légendes populaires. Son œuvre magistrale La légende de la mort, est publiée en 1893 et sera rééditée à de nombreuses reprises.

[3]  L’Ankoù est la personnification de la mort en Basse-Bretagne, son serviteur. Personnage de premier plan dans la tradition orale, il est représenté de diverses manières : un vieil homme grand et mince en habit de paysan, un squelette recouvert d’un linceul, avec pour attribut une faux pour trancher les âmes.

[4] Pierre de Fenoÿl (1945-1987) est un photographe français qui pratique la photographie de paysage de manière très personnelle : il mène une exploration quotidienne du paysage dans la continuité de sa recherche personnelle sur l’essence de la photographie et son rapport au temps et à la mémoire.

[5] Entretien avec Claire Devarrieux, 1987, http://www.pierredefenoyl.fr/fr/textes

[6]  Philippe Tassier (1873-1947) , peintre, dessinateur, photographe fait toute une série de photographies sur la Bretagne, prises entre 1908 

et 1912.

[7]  Raphaël Binet s’installe comme photographe en Bretagne, en 1914 à Saint-Brieuc, puis en 1936 à Rennes. A côté d’une vaste production de portraitiste, la collection de négatifs et de tirages originaux du Musée de Bretagne, s’élevant à plus de 80 000 images, témoigne d’une intense activité de reportage sur tout le territoire de la région, concernant aussi bien les paysages, les événements, l’industrie.

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