Landes de brumes, forêts impénétrables, chemins creux s’agençant comme des labyrinthes, rivages déchiquetés râpés par des vents étourdissants, ruines obscures et sombres, mégalithes secrets à la lumière de la lune… L’image de la Bretagne peut être si étrange, si mystérieuse… Quels sortilèges s’y logent ? Qui ne l’a pas visitée, empreint de curiosité ou avec l’indescriptible envie de voir l’invisible ?
« Ah ! ah ! mon fils ! tu voulais voir la sorcière ! »
Voilà comment Naïa, réputée être la sorcière du château en ruine de Rochefort-en-Terre dans le Morbihan, a accueilli le photographe et journaliste Charles Géniaux (1870-1931). Ces paroles, il les a publiées en 1899 dans les revues anglaise World Wide Magazine et française Mame. Son article, qui aborde le thème de la sorcellerie en Bretagne, est illustré de trois photographies.

Le cliché conservé au Musée de Bretagne a été pris quelques minutes, avant ou après, la photographie que Géniaux a faite pour montrer comment Naïa lui est apparue lors de leur première rencontre. Il explique qu’elle « était assise à l’entrée d’une niche enlierrée, un gros bâton ferré à la main. […] Elle me parut une femme robuste de soixante années. Ses traits, son front ridé, pouvaient être d’une centenaire, cependant que ses mains charnues et solides démentaient la vieillesse précoce du haut de son visage. Mais je n’oublierai jamais les yeux de cette curieuse jeteuse de sorts. Ils sont blancs, gros, hagards. J’ai écrit blancs, je devrais dire laiteux, brouillés. J’aurais conclu à la cécité de Naïa ; mais, par un phénomène inexplicable, ce brouillard qui masque ses pupilles ne l’empêchait nullement d’apercevoir fort loin les moindres détails d’une scène, ainsi qu’elle me le prouva. Ses cheveux encore noirs débordaient sur les épaules. Son costume, à l’allure romantique, se composait d’un énorme châle très propre et d’une robe de laine grossière » (Géniaux (C.), « La sorcellerie en Bretagne. Naïa la sorcière », La Revue Mame, 1er octobre 1899).
Les photographies disent-elles la vérité ?
Dans les années 1890, Charles Géniaux et son frère Paul (1873-1929) parcourent la Bretagne pour photographier scènes, paysages et monuments. Ils participent à une dynamique naissante d’inventaire photographique dont le but est de recenser tout ce que peuvent renfermer d’intéressant, du point de vue de leur histoire, les provinces françaises. Cette démarche, quasi ethnographique, qui s’attache aux particularismes locaux, est encouragée par les congrès nationaux et internationaux de la photographie. Charles et Paul Géniaux s’intéressent essentiellement aux coutumes bretonnes, aux métiers, aux gestes, aux conditions quotidiennes de vie et de travail qui tendent à disparaître. Or, les deux frères, qui se sont associés professionnellement en 1898, doivent faire face à des nécessités économiques qui les obligent à employer ou à faire utiliser leurs clichés pour illustrer une imagerie commerciale accompagnée de légendes et de textes qui tendent à modifier l’intention initiale de leur inventaire breton.

Leurs photographies alimentent dès lors une vision stéréotypée de la Bretagne qu’ils présentent comme la plus pittoresque et la plus caractéristique de provinces françaises. Charles Géniaux ne cache pas que son but est de séduire un lectorat large, tant local que national. Il écrit d’ailleurs que « c’est de ce mélange de réalité poignante et de rêve qu’est faite l’âme de cette Bretagne et son charme » (Géniaux (C.), « Le Tour de France photographique », Le Tour de France, 1er février 1905). Il est donc légitime de se demander si, dans son article de 1899, Charles a enjolivé une personne existante, guérisseuse ou marginale ; voire s’il a tout simplement inventé Naïa la sorcière…
Alors ? j’y crois ou j’y crois pas ?
Comme dans bien des territoires, il subsiste, au tournant du 19e siècle en Bretagne, un ensemble de croyances qui accordent des vertus mystérieuses ou curatives aux pierres, aux fontaines, aux êtres surnaturels, aux saints guérisseurs, aux sorciers et autres rebouteux. Ces superstitions sont connues pour la plupart grâce aux traditions orales armoricaines dont une part de la matière a été entretenue au 19e siècle par des œuvres écrites comme le Barzaz Breiz de Théodore Hersart de La Villemarqué (1815-1895), La légende de la Mort d’Anatole Le Braz (1859-1926) ou Le Foyer Breton d’Émile Souvestre (1806-1854).

Au cours du 20e siècle, l’intérêt du public ne s’est jamais démenti pour cet univers de l’insondable, cimentant le poncif d’une Bretagne Terre élue des croyances et des superstitions. En effet, s’il y a bien un univers breton des plus spectaculaire, inusable touristiquement, c’est celui des sortilèges, des légendes et des mystères. Rien de très étonnant finalement, car n’oublions pas, que s’agissant de croyance, qui d’entre nous peut prétendre qu’il n’a jamais cru et ne croit à rien…
Sophie Chmura.
Juillet 2021.
Bibliographie :
J’y crois, j’y crois pas. Magie et sorcellerie, Rennes, Éditions du Musée de Bretagne, 2017, 81 p.
« « J’y crois, j’y crois pas », l’exposition : invitation à l’introspection et sujet tabou », dans Musée Dévoilé le blog du musée de Bretagne
Prod’homme (L.) dir., Charles et Paul Géniaux. La Photographie, un destin, Châteaulin, Éditions Locus Solus, 2019, 192 p.
Prod’homme (L.), Charles et Paul Géniaux. Deux frères en photographie, Lyon, Éditions Fage, 2014, 117 p.
En découvrir plus à propos des frères Géniaux dans Musée Dévoilé le blog du musée de Bretagne :
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