Le musée de Bretagne est-il inclusif ? Telle était la question posée en filigrane de la participation au séminaire franco-québécois sur le rôle social et inclusif des musées et centres de science, auquel j’ai pu participer en mai 2019 à Montréal. Cette opportunité m’a donné l’occasion de mettre en regard mes propres pratiques professionnelles, la stratégie du musée de Bretagne dans ce domaine et de les confronter à celles de nos cousins québécois. L’un des points de départs de cette auto-analyse et de sa mise en perspective a donc été de confronter la théorie et l’ambition, le projet scientifique et culturel du musée à sa pratique, à savoir les projets menés durant la période 2015-2020.
Il m’a semblé intéressant de repartir du projet, de sa terminologie, et de tirer quelques leçons ou enseignements de cas très pratiques menés au cours des dernières années, dans différents domaines d’action du musée.
Un projet scientifique et culturel développant une vision humaniste et une ambition collaborative
Depuis 2006, le musée de Bretagne est situé dans un nouveau complexe culturel, Les Champs Libres, à Rennes, rassemblant également une bibliothèque et un centre de culture scientifique et technique.

Il s’est doté d’un nouveau projet scientifique et culturel en 2015, qui s’inscrit lui-même dans un cadre de valeurs sociales fortes développées par la métropole de Rennes autour du « vivre ensemble ». Ainsi, la politique culturelle métropolitaine développe dans sa terminologie les ambitions de solidarité, de diversité artistique et culturelle, d’accessibilité et d’innovation. Ces termes sont déjà partie prenantes d’une tentative de définition de ce que pourrait être une société inclusive : une société où chacun a sa place, où chaque culture est légitime. Cette politique culturelle se place dans le champ théorique des droits culturels, qui, suite à la promulgation de la Loi NOTRe le 8 août 2015 ont pris place dans le droit français. A Rennes, les « droits culturels des personnes » ont été très portés par l’adjoint à la culture, Benoit Careil , entre 2015 et 2020, ainsi qu’un certain nombre d’acteurs « défricheurs » et ont donné lieu à un cycle de formation des professionnels de la culture, en partenariat avec la région Bretagne[1].
Dans le PSC du musée, pourtant récent, nulle part trace d’inclusion [2] ou d’inclusif dans le vocabulaire employé dans sa rédaction. Ce constat est à mettre en perspective du fait que le concept de « musée inclusif », diffusé largement dans le champ professionnel français avec le rapport de Jacqueline Eidelman sur le musée du 21e siècle en 2017 est une tendance de fond venue du monde anglo-saxon, apparue dans la littérature muséale à la fin des années 1990 [3]. Lors d’une communication de l’ICOFOM au Brésil, consacré au musée inclusif, François Mairesse nous en rappelle la genèse, avec « l’inventeur » du concept, Richard Sandell, professeur de museum studies, mais aussi ses proximités avec certains courants de la muséologie en France, et notamment la nouvelle muséologie d’expérimentation sociale, née dans les musées de société et pour laquelle Rennes et le Musée de Bretagne ont joué un rôle important [4].
Alors, s’il n’y a point d’inclusion au sens de l’usage terminologique, la philosophie inclusive est bien présente dès l’énoncé des vocations du musée : un musée humaniste, un musée attentif à son utilité sociale. Le musée affirme sa volonté de « promouvoir des dynamiques d’appropriation d’hier et d’aujourd’hui : en donnant les clefs de l’appartenance au territoire, il travaillera à l’idée d’un patrimoine communautaire » [5]. Le musée entend travailler avec des publics mais aussi avec des communautés, des personnes, se situant en phase avec les orientations de la Déclaration de Fribourg et des droits culturels : « en favorisant l’écoute et l’échange entre visiteurs, entre visiteurs et intervenants en laissant la place à l’expertise de beaucoup d’entre eux et non pas en dispensant exclusivement le discours du spécialiste, le musée contribue au lien social, particulièrement sur le territoire métropolitain ».
Ainsi, notre projet scientifique et culturel emploie des termes plus « classiques », comme social (34 occurrences), accessibilité (29), citoyen (8), humaniste (3), forum (7), ainsi que ces concepts éprouvés dans les écomusées et musées de société, comme la participation (12), la collaboration (20), la coopération (8) ou la co-construction (6).
L’inclusion ne se décrète pas…elle s’organise.
Au-delà des mots et de l’ambition, bien présente, voyons comment le musée inclusif se décline au jour le jour dans les projets du musée depuis quelques années. En effet, l’inclusion peut être analysée comme un véritable défi organisationnel et managérial, pour d’innombrables raisons. La première tient sans doute à la manière dont les professionnels ont été formés, à la posture très présente dans notre modèle éducatif et culturel français, d’experts, de scientifiques, détenteurs de savoirs académiques. L’inclusion suppose un changement de posture, un accompagnement bienveillant et donc des compétences relationnelles de coopération, de facilitation à développer dans les équipes. Pour la direction d’un musée, emmener celui-ci dans cette voie peut s’avérer un véritable défi, un challenge managérial. Ainsi, le musée s’est engagé dans une réorganisation en 2014 et a mis ces enjeux au cœur du projet de management du changement, avec une acculturation progressive des équipes ; des formations ont été mises en place (droits culturels, formation de pair à pair). Le leadership en termes d’actions et de projets a longtemps été porté par le pôle public du musée. Au fil des ans, la dynamique managériale vise à « déspécialiser » ces pratiques : tout en tirant partie de l’importante expérience et savoir-faire de la médiatrice référente sur l’accessibilité et les publics du champ social, il s’agit de mieux partager ces missions avec le reste de l’équipe dans une dynamique globale et de montée en compétence sur les logiques de coopération. En 2019, il a aussi été décidé le rattachement d’un chargé de mission « prospective-innovation » à la direction, afin de porter ces valeurs de manière très transversales et les diffuser au jour le jour dans les équipes. Enfin, en 2019, en proposant à l’ICOM de monter l’une des premières journées d’étude en France sur la thématique « Musées et droits culturels », le musée de Bretagne, en lien étroit avec les Champs Libres, a souhaité placer cet enjeu au cœur de la problématique des professionnels des musées, en mettant en avant tout à la fois le cadre théorique mais aussi des retours d’expériences ou projets en cours.
Pour devenir un musée inclusif, il est donc nécessaire de le penser dans l’organisation et la gouvernance ; c’est ensuite accompagner les équipes par un travail au long cours de formation et d’acculturation.
L’inclusion est un processus au long cours
Depuis quelques années, plusieurs projets menés au musée de Bretagne – qu’ils soient des réussites ou des échecs -, nous ont permis de mesurer les conditions de réussite de projets se donnant pour objectif l’inclusion des personnes : l’interconnaissance, la confiance, un ou des intérêts réciproques partagés et surtout l’épaisseur du temps figurent parmi les clés de réussite. Tous ont une importance capitale, mais je développerai surtout au travers d’un exemple, la question du temps, qui est un enjeu crucial, entrant parfois en conflit avec d’autres logiques, plus axées sur le résultat, alors que dans les projets d’inclusion, c’est bien le processus qui prime.
En 2013, à l’occasion de l’exposition temporaire Migrations, le musée a engagé un travail partenarial en établissant un réseau de relais du champ social [6], en les formant et en favorisant l’information autour d’un dispositif rennais original, la carte « Sortir ». Un plan d’actions spécifiques a été mis en place : création d’un répertoire des associations, rencontre des acteurs du champ social, mise en place d’une convention de « droit de parole », accompagnement et formation des relais… Dans le bilan de ce projet, l’accès facilité et souple au musée, la liberté de circulation, les invitations, les notions de partage ont été des points positifs mentionnés par les participants, qui ont amené le musée à vouloir pérenniser ce dispositif.

Pourtant, il n’a été permis que par l’investissement fort d’un professionnel dans le cadre d’un contrat aidé de 2 ans, non renouvelé à son terme. La question qui s’est donc posée ensuite a été celle de maintenir ce lien dans le temps, de l’entretenir avec les moyens existants. Même s’il s’est réduit en termes d’ambition, l’inclusion de ces personnes, notamment leur avis ou points de vue, reste importante aujourd’hui dans la démarche du musée pour orienter, faire ressentir les besoins des usagers : ainsi, l’exposition permanente a été perçue comme « décourageante », « compliquée » et « inaccessible ». Les objets sont denses, le visiteur se sent désorienté et les textes sont longs. Ces remontées nourrissent aujourd’hui les projets de moyen terme (projet de réalisation d’un livret FALC) comme de plus long terme (intégration de ces perceptions dans le diagnostic sur l’actuelle muséographie et la réflexion sur le projet de refonte du parcours permanent).
L’inclusion exige la confiance et la réciprocité
La loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » du 11 février 2005, dite loi handicap a fixé à 2015 l’objectif d’accessibilité généralisée pour tous les domaines de la vie sociale, qui concerne en premier lieu les bâtiments publics. Après un diagnostic réalisé en 2009, le musée de Bretagne a inscrit cette démarche globale d’accessibilité dans son PSC, du cadre bâti au contenu de ses expositions et de son offre culturelle. De manière opérationnelle, une médiatrice, alors référente accessibilité, a porté durant 7 ans [7] un projet de visite tactile ambitieux à destination de publics mal ou non-voyants, en développant une méthode inclusive. En effet, ce n’est pas elle seule, qui a défini le cahier des charges, créé un scénario de visite, puis réalisé avec des prestataires des maquettes. Ce projet-là aurait pu se réaliser en moins de 2 ans sans doute ! Elle a privilégié une autre méthode, beaucoup plus longue, mais plus vertueuse : celle d’associer les personnes concernées et de co-construire en fonction de leur perception, besoins, sensibilité le projet. Après la phase d' »apprivoisement » – la mise en confiance – qui a comporté plusieurs ateliers, est venu le temps de la sélection des collections qui feraient partie de la visite et qui nécessitaient un fac-similé ou une reproduction sous forme de planche tactile. Ces choix ont été effectués lors de 12 rencontres au sein du parcours permanent, étalées sur 18 mois. Les choix des formes de reproduction (maquettes, impressions 3D, achats d’objets identiques, etc.) ont été effectués par les visiteurs. Les phases de prototypage et de test ont permis d’ajuster le projet, de faire des choix de prestataires inhabituels pour ce type d’outils (céramiste, école de broderie, restaurateur, etc.).

Mené grâce à l’investissement bénévole d’un groupe de visiteurs déficients visuels, ce projet a été récompensé par le prix « Patrimoine pour tous » du ministère de la culture en 2017. Il a permis d’éprouver une méthode, que les équipes appliquent, adaptent aujourd’hui à d’autres actions.
L’inclusion amène à la collaboration
Comme la plupart des musées, le musée de Bretagne est accompagné dans ses activités par une société d’amis, l’AMEBB [8]. Au moment de la rédaction du PSC, un nouveau cadre de partenariat s’est mis en place, visant à créer un nouveau rôle pour l’association. Cette proposition répondait à la formalisation d’actions ou de projets embryonnaires qui se développaient de manière spontanée aux côtés d’actions assez classiques de soutien (aux acquisitions par exemple) ou d’offres culturelles pour leurs adhérents. Dans un musée de société, les amis de musée sont rarement des lieux de sociabilité fermés, reproduisant une forme d’entre-soi culturel. Bien au contraire, on y adhère par conviction, par engagement, par attachement au projet patrimonial ou territorial. Ainsi, dès 2012, un petit groupe d’amis se constituait et s’impliquait dans un atelier de reconditionnement de plaques de verre photographique. D’année en année, cette activité, dont le but était de partager avec les amis les « coulisses » du musée et d’œuvrer à la conservation préventive a pris une dimension récurrente. Elle est devenue un rendez-vous, un lieu de partage, de sociabilité – avec son indispensable goûter – pour des personnes seules, retraitées, en quête de lien social et culturel.

Parallèlement, ce sentiment d’être utile, reconnu dans ses capacités a amené d’autres voies de collaboration, projets qui se trouvent d’autant plus activés avec le confinement de la crise du covid-19. L’indexation collaborative des fonds du musée amène possiblement à inclure des communautés beaucoup plus vastes, avec l’effet « boule de neige » du numérique.
Pourtant rien de tel que de promouvoir par la relation humaine ce type d’action inclusive, qui bénéficie autant aux personnes qu’à l’institution : ainsi, l’identification de personnes ou de lieux dans le fonds de la photographe Anne Catherine conservée au musée de Bretagne a été permise par le travail de longue haleine d’un enseignant-chercheur avec le groupement culturel du pays de Redon et de nombreuses personnes du territoire, vivant notamment en maison de retraite. Ce projet n’a pas au sens strict été initié par le musée, car il est porté par un enseignant-chercheur : mais c’est bien le musée en numérisant ces fonds et en les ouvrant avec des licences de réutilisation ouvertes qui crée les conditions de ce projet inclusif.
Ainsi, la réciprocité dans la relation et le lâcher-prise sont le gage d’une collaboration fructueuse, plus féconde, même si par certains aspects plus risquée.
Inclure en coopérant
Le projet scientifique et culturel du musée souhaite aussi placer l’innovation et l’expérimentation au cœur de sa démarche. En termes d’inclusivité, cela amène à réfléchir sur les manières de travailler et les logiques de coopération, pour faire « avec » plutôt que « pour ». Depuis 2013, une équipe de quelques agents issus de la direction des Champs Libres, de la Bibliothèque des Champs Libres et du Musée de Bretagne ont réfléchi, créé, évalué et ajusté de nouvelles formes d’action, les rendez-vous 4C [9]. Ces rendez-vous coopératifs se déroulent aux Champs Libres et permettent à des participants de se retrouver autour d’un intérêt commun. Ils décident alors ensemble de ce qu’ils font et de la façon de le faire. Ils sont ouverts à tous, gratuits et sans inscription. Le rôle de l’institution est de les accompagner dans la voie de la coopération, de se positionner en facilitateur de ces actions pour les amener progressivement vers l’autonomie et de mettre à leur disposition les ressources en appui (espace, collections…) .
En quelques années, ces rendez-vous, par leur succès, ont prouvé leur utilité sociale par la grande diversité des intérêts partagés (du tricot à la BD, du Breton au Chinois, de Wikipédia au book club féministe) mais aussi par ce qui se produit au sein des Rendez-vous entre les participants (l’entraide, la curiosité, l’écoute, la convivialité…) . Sans l’exprimer comme tel, cette méthodologie d’action se place clairement dans le champ de l’inclusion, puisque le point de départ est celui des personnes – qu’ont-elles envie de faire au sein d’un équipement culturel comme un musée ou une bibliothèque? – et que la posture de facilitation vise à renforcer la responsabilité au sein des groupes et l’implication des participants coopérants au suivi des rendez-vous.

Dans la même philosophie de curiosité vers l’autre, à l’occasion d’un échange dans le cadre de l’accord France-Canada[10] pour les musées en 2015-2016, le musée (associé à la communauté Museomix) est allé à la rencontre d’exemples inspirants du côté de Montréal. De ces échanges avec nos collègues québécois a émergé une réflexion autour de la notion d’agentivité (ou agency , en anglais) et de la capacité des institutions muséales à la favoriser. Nous avions alors retenu collectivement ce terme canadien pour exprimer, donner un mot spécifique à la qualité de la personne, sa capacité propre à agir. Une notion proche du pouvoir d’agir mais différent de l’empowerment ou encapacitation. C’est dans cet esprit que le musée ne cesse encore aujourd’hui d’expérimenter de nouvelles formes de relations au public et en collaboration étroite avec les communautés qui l’entourent (contributeurs au portail, museomix, participants au rendez-vous 4C).
L’inclusion, comme stratégie globale : un changement de paradigme ?
Ces quelques exemples nous montrent que le musée de Bretagne porte de nombreuses actions visant l’inclusion des personnes, des publics. En quelques années, c’est aussi une manière de travailler qui s’est largement diffusée et renforcée dans les postures des professionnels, de façon finalement assez aisée. Cette philosophie soutendait déjà l’action du musée de société que nous sommes, elle était dans notre ADN, elle est une valeur forte. Alors, assiste-t-on à un changement de paradigme pour autant ? L’inscription de cette valeur comme pilier de la stratégie du musée me semble déjà un signe fort, tout comme les moyens humains et financiers qui lui seront donnés ; associé à un portage plus large, notamment le nouveau projet culturel et scientifique des Champs libres, il est susceptible de prendre une assise encore plus forte. Tout dépendra alors de notre capacité à mettre en œuvre cette ligne « politique » au sens noble du terme, celle qui fait d’un musée, un lieu utile pour la société tout entière.
Céline CHANAS, conservateur en chef, directrice du Musée de Bretagne
[1] La région Bretagne a recruté en contrat CIFRE une doctorante Léna Boisard, dont la thèse porte sur les droits culturels : Les droits culturels des personnes comme nouveau référentiel des politiques culturelles : quelles transformations de l’action publique ? – Thèse en préparation dans le cadre de EDGE – Ecole Doctorale de Sciences Economiques et Sciences de Gestion (Nantes)
[2] Le concept d’inclusion met en lumière la place de « plein droit » de toutes les personnes dans la société, quelles que soient leurs caractéristiques.
[3] François Mairesse. Le musée inclusif et la muséologie mondialisée/ ICOFOM LAM, 21 encuentro regional, Termos e conceptos de museologia : museu inclusivo, interculturalidade et patrimonio integral, ICOFOM LAM, 2012, Petropolis, Brésil. pp.17-52.
[4] Constituer aujourd’hui la mémoire de demain, actes du colloque de Rennes, décembre 1984, édité par Musée de Bretagne / Muséologie nouvelle et expérimentation sociale
[5] Projet scientifique et culturel du musée de Bretagne, 2015. pp.12-13.
[6] Projet directement inspiré de la mission « vivre ensemble » mise en place à Paris
[7] Le projet s’est développé en 2 phases : 3 ans pour la conception, puis 4 années de production, avec un budget de 45 000€, échelonné sur 3 exercices budgétaires. Avec l’aide de la DRAC de 5000€ par an et la dotation du prix « Patrimoine pour tous de 30 000€, la collectivité aura eu à porter uniquement le coût en ressources humaines du projet.
[8] L’Association des Amis du Musée et de l’Écomusée Bretagne-Bintinais a été créée en 1981, avec comme slogan « des amis présents pour des musées vivants ».
[9] Source : synthèse du séminaire de la coordination des RDV 4c, juillet 2019, auteurs : Samuel Bausson, Angélique Robert, Manuel Moreau
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