Dans le cadre de la programmation commune entre le Musée de Bretagne et la Cinémathèque de Bretagne, la première séance de la saison 2022 a été consacrée aux films du Musée de l’homme sur Plozévet. Tournés au début des années 1960 lors d’une grande enquête pluridisciplinaire, ces films et leurs rushes ont été déposés par le Musée national d’histoire naturelle (dont dépend le Musée de l’homme) au Musée de Bretagne. Leur numérisation et leur valorisation ont été confiées à la Cinémathèque de Bretagne.
Bernard Paillard, qui avait participé à l’enquête d’Edgar Morin, a accompagné cette séance du 9 janvier dernier, à laquelle plus de 150 personnes ont assisté. Aujourd’hui, chercheur associé au laboratoire TEMOS (UMR CNRS 9016), il a fait la majorité de sa carrière au CNRS dans le laboratoire parisien où se trouvait Edgar Morin.
Gaïd Pitrou, Directrice de la Cinémathèque de Bretagne, revient ici avec Bernard Paillard sur l’histoire de ces enquêtes et de ces films.
Gaïd Pitrou : Pouvez-vous nous présenter le film Au Bourg de Monique et Robert Gessain diffusé le 9 janvier dernier ?
Bernard Paillard : Au Bourg fait partie d’un ensemble de cinq films ethnographiques réalisés dans les années 1960 dans la commune bigoudène de Plozévet dans le Finistère Sud. Ces images ont été tournées dans le cadre d’une grande enquête interdisciplinaire en sciences humaines et sociales. Elle fut sans doute la plus vaste du genre dans la France de l’après-guerre, tant par le nombre de disciplines concernées que par le nombre de chercheurs mobilisés.
Ces films ont été réalisés par Robert et Monique Gessain, tout deux anthropologues au Musée de l’Homme, avec Roger Morillère à la caméra et au montage. Robert et Monique Gessain étaient anthropologues au Musée de l’homme, Robert spécialiste du Groenland et Monique d’une ethnie africaine, les Bassari du Sénégal, sur lesquels elle a écrit plusieurs livres. Formée aux techniques cinématographiques auprès de Jean Rouch, outre les films sur Plozévet, elle a réalisé six films sur des terrains africains, et un sur le Groenland ; toujours en collaboration avec Robert Gessain.
Les noms de Robert et de Monique Gessain sont peu connus du grand public, et même à Plozévet beaucoup les ont oubliés. Là-bas comme ailleurs, lorsqu’on parle des enquêtes de Plozévet, un autre nom est plus volontiers évoqué, celui d’Edgar Morin. Sans doute en raison de son livre, Commune en France. La métamorphose de Plozévet, publié en 1967 et régulièrement réédité. Mais vraisemblablement surtout, à cause de la notoriété ultérieure du personnage. Or, il ne fut nullement à l’origine de ces enquêtes, encore moins de ces films.
Roger Morillère est connu pour sa contribution à ce qu’on appelait alors le « cinéma direct » ou le « cinéma vérité ». Cinéaste au Musée de l’Homme, Roger Morillère a participé au film culte du genre, Chronique d’un été, de Jean Rouch et d’Edgar Morin tourné en 1960. On l’a trouvé avec Mario Ruspoli pour son film Les Inconnus de la Terre, de 1961. Avec Jean Rouch il a créé le Laboratoire audiovisuel du Musée de l’Homme, formant les ethnologues à l’image animée. Il a été de ceux qui ont initié la caméra portée, participant à la mise au point de la prise de son directe. Plusieurs fois, il a travaillé avec Michel Brault, cinéaste canadien bien connu. Mais Roger Morillère n’a pas connu la notoriété de ce dernier.
Au Bourg fait partie d’un ensemble de cinq films rassemblés sous le nom de Les Gens de Saint-Démet, Saint Démet étant le saint patron de Plozévet, d’où d’ailleurs le titre originel du livre d’Edgar Morin La métamorphose de Plodémet. Ces cinq films traitent de divers aspects de la vie à Plozévet dans les années 1960.
– celui sur la vie maritime : Les pêcheurs de Pors-Poulhan. On y suit la vie des habitants du petit port de Pors-Poulhan. Une grande partie du film est consacrée au travail des goémoniers (collecte, séchage et brûlage du goémon pour en retirer des pains de soude vendus à une petite industrie locale). Le film se termine sur l’inauguration de la statue “La bigoudène” qui marque la limite nord du pays bigouden.

– celui sur le monde rural : Les agriculteurs. La vie des agriculteurs est décrite au fil des saisons, scandée par les travaux des champs. Le film met en scène les anciens rites agraires christianisés comme les processions des rogations ou les offrandes de beurre à Saint Herbot, protecteur des bovins et pourvoyeur de bons produits laitiers. On y voit l’exercice de petits métiers ruraux disparus ou en voie de disparition. Les problèmes de la modernisation de l’agriculture sont évoqués à la fin, en abordant essentiellement ses aspects techniques et la question du remembrement.
– celui sur l’alimentation : Les gestes du repas. Il y est question de plats jugés typiques, comme les galettes de sarrasin cuites au feu de bois ou du youd ker’ch (bouillie d’avoine) pris en commun. La nourriture paysanne est évoquée à travers l’abattage du cochon, celle de la ville par la préparation d’un pot-au-feu. Le film se termine en notant que les goûts et les pratiques culinaires sont en train de changer, les jeunes filles du collège apprenant désormais la cuisine.
– celui sur Le costume a surtout trait à la haute coiffe bigoudène, encore très largement portée à l’époque par les femmes de plus de cinquante ans. On en suit l’édification progressive sur la tête d’une femme. Par ailleurs, il est question des tailleurs, corporation très représentée à Plozévet. S’ils ne remplissent plus leur rôle traditionnel d’entremetteur pour les mariages et de colporteurs de nouvelles, s’ils ne réalisent plus les costumes traditionnels bigoudens, ils ont gardé une certaine notoriété à Plozévet.
– et Au Bourg qui présente le quotidien des habitants du bourg de Plozévet.
Gaïd Pitrou : Quelle est l’histoire des enquêtes de Plozévet ?
Bernard Paillard : Il faut rappeler brièvement le contexte du début des années 1960. Nous sommes sous la 5ème République. Le Général de Gaulle est au pouvoir depuis 1958. Les accords d’Évian ont mis fin à la guerre d’Algérie en 1962. C’est aussi la fin du processus de décolonisation de l’ancien Empire français. Privée de cette économie impériale, la France se tourne vers l’Europe et doit relever les défis du Marché commun signé en 1957. Georges Pompidou, nommé Premier ministre en 1962, entend moderniser et industrialiser la France. Il se dote de divers instruments administratifs comme la Délégation à l’aménagement du territoire (DATAR) qui va promouvoir la politique des villes nouvelles, ou celle du redéploiement des activités industrielles autour de grands projets, Fos-sur-Mer par exemple.
La Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) est, quant à elle, créée pour mobiliser la recherche scientifique et technologique pour accompagner la modernisation du pays. Dans ce cadre, même de façon minoritaire, les sciences sociales ne sont pas oubliées. Pour elles, au sein de la DGRST, deux comités sont chargés de définir et de promouvoir des « recherches pilotes ». Celles-ci auront des facilités de crédits et une garantie de financement sur plusieurs années. Dans l’un de ces comités se trouve Robert Gessain. Il avait été chargé de faire un état des lieux de la recherche en sciences humaines et sociales en France. Ses conclusions : les recherches sont trop cadrées par les disciplines, il n’y a pas assez d’échanges entre elles et les chercheurs sont trop préoccupés par leurs propres études et par la promotion de leur « œuvre » personnelle. Pour Robert Gessain, ces défauts sont préjudiciables à une recherche scientifique qui devrait être une œuvre collective et interdisciplinaire. Aussi, prêcha-t-il pour la mise en place de programmes de recherches collectives interdisciplinaires. Il proposa aux membres de son comité de concentrer la majorité des crédits sur une seule grande enquête interdisciplinaire, celle de Plozévet.
Gaït Pitrou : Qui était Robert Gessain ?
Bernard Paillard : Robert Gessain, était à la fois médecin, anthropologue, psychanalyste et explorateur. Après ses études médicales à Paris, s’intéressant à l’anthropologie, il a suivi les cours de l’Institut d’ethnologie de Paris. Y rencontrant Paul-Émile Victor, il fut recruté comme médecin pour son expédition au Groenland de 1934. Au cours de cette campagne, il fut chargé de diverses observations anthropologiques. Cette expérience déterminera sa carrière : une région du Groenland, Ammassalik, le retiendra toute sa vie. Intégré au musée d’Ethnographie du Trocadéro, qui deviendra en 1937 le Musée de l’Homme, Robert Gessain ne quittera pas cette institution qu’il dirigera de 1968 à 1972. Il y a fondé et dirigé le Centre de recherches anthropologiques, qui fut au point de départ des enquêtes sur Plozévet.
Gaïd Pitrou : Pourquoi un spécialiste des régions arctiques était intéressé par une étude sur Plozévet ?
Bernard Paillard : Bien sûr ce n’est pas comme spécialiste des régions arctiques. C’est comme anthropologue ayant aussi une formation médicale, comme chercheur habitué à étudier des populations restreintes, comme responsable d’une équipe d’anthropologues au Musée de l’Homme. Dès le départ, il s’est inspiré des méthodes en vogue dans ces milieux pour impulser les recherches sur Plozévet.
Gaïd Pitrou : Comment cela ?`
Bernard Paillard : Robert Gessain, habitué à l’étude de populations restreintes, pensait que sur celles-ci on pouvait concentrer des enquêtes pour appréhender les évolutions modernes. A la portée d’un petit groupe de chercheurs, ces changements seraient alors étudiés le plus exhaustivement possible, de leurs bases biologiques et démographiques jusqu’à leurs développements techniques, économiques, sociologiques et psychologiques. Cette approche multidisciplinaire devait permettre aux sciences humaines de collaborer de façon concrète, ce que, selon lui, elles n’avaient jamais pu faire jusqu’alors.
Gaït Pitrou : Mais, quelle petite société choisir, l’anthropologie pouvait opter pour différentes types de communautés ?
Bernard Paillard : Robert Gessain s’appuiera sur un concept propre à l’anthropologie physique, plus exactement à la génétique des populations : l’isolat. Ce concept entend caractériser l’homogénéité génétique d’une sous-population dans un ensemble plus large. Il repose sur l’idée que la rencontre aléatoire des gamètes, trouve de multiples obstacles. Ils sont d’abord géographiques, une mer, un fleuve, une montagne sont des barrières limitant les mélanges entre les groupes. Mais ces obstacles sont aussi, et peut-être surtout dans les sociétés humaines, de types sociologiques, linguistiques, religieux, politiques, etc. Selon cette idée, ces barrages ne relevant pas stricto sensu de la biologie, les ressemblances génétiques permettraient, d’une certaine façon, de mesurer la plus ou moins grande homogénéité sociale d’un groupe. Et, comme le taux de consanguinité est la mesure de l’isolat, celui-ci peut donner la mesure d’une certaine unité culturelle.
Gaïd Pitrou : Alors pourquoi Plozévet ? Plozévet serait un isolat ?
Bernard Paillard : En France, on pouvait encore trouver des populations où l’on se mariait beaucoup entre soi, donc à fort taux de consanguinité. C’était le cas de nombreuses régions rurales assez écartées des voies de communication, par exemple des vallées isolées ou des zones péninsulaires. Pour juger de cette consanguinité un des critères est la présence de diverses maladies ou de certains traits physiques héréditaires.
Or, il se trouve que Robert Gessain connaissait un médecin qui travaillait sur ces questions, le docteur Jean Sutter chercheur à l’Institut national d’études démographiques (Ined). Celui-ci commençait une étude sur une pathologie héréditaire assez invalidante, la luxation congénitale de la hanche. Ses premières études l’avaient conduit en Bretagne, plus précisément en pays bigouden. Raison pour laquelle, après avoir fait le tour de ses communes, ils arrêtèrent leur choix sur Plozévet.
Gaïd Pitrou : Mais pourquoi sur Plozévet et pas sur une autre commune ?
Bernard Paillard : Parce que, pour faire des études longitudinales sur les mariages et les généalogies familiales, il faut disposer d’archives adéquates. Or, à Plozévet, les archives étaient bien tenues. Ensuite, le maire de l’époque voyait d’un très bon œil le fait que sa commune soit retenue pour une grande opération scientifique. On se mit donc d’accord sur Plozévet, encore fallait-il faire accepter ce choix.
Gaïd Pitrou : En effet, en quoi l’étude d’un isolat pouvait-il intéresser la DGRST et les autres disciplines de sciences humaines et sociales ?
Bernard Paillard : Sur le second point, André Burguière, qui fut chargé de faire la synthèse des enquêtes et auteur de Bretons de Plozévet, suggère que cela tient beaucoup à la capacité de persuasion de Robert Gessain. Ses collègues du comité de la DGRST, n’ayant pas d’autre projet à proposer, s’en sont arrangés. Ainsi pouvaient-ils profiter d’une possibilité de financement pour mener leurs travaux et développer leur équipe respective en recrutant des jeunes. Cela se traduira par un certain retour sur les disciplines, alors qu’on cherchait à promouvoir l’interdisciplinarité. Du côté de la direction de la DGRST, l’affaire est plus mystérieuse, il conviendrait de se référer aux archives. Quoi qu’il en soit, les études sur Plozévet passèrent sous la rubrique de recherches sur l’adaptation du monde rural à la vie moderne. Une question cruciale à l’époque, alors qu’il fallait faire face aux innovations techniques, à l’ouverture de la politique agricole commune, à l’exode rural, etc.
Gaïd Pitrou : Comment se sont déroulées les enquêtes ?
Bernard Paillard : Après une sorte de pré-enquête menée par une ethno-psychologue, les études se sont succédé, campagne après campagne, discipline par discipline, équipe par équipe. Les premières conventions sont signées dès 1961. L’équipe du Centre de recherches anthropologiques commence rapidement ses études d’anthropologie physique. Une vaste enquête de psychologie sociale et une étude sur l’état et l’évolution des techniques, tant domestiques que de travail, sont menées parallèlement.
En 1962, trois nouvelles conventions sont signées. Claude Lévi-Strauss promeut une étude sur la parenté à Plozévet. Georges Friedmann celle sur la diffusion de l’information et de la formation des leaders d’opinion. De son côté, Maurice Le Lannou, géographe spécialiste de la Bretagne, avec son équipe lyonnaise, entreprend une étude de géographie physique économique et humaine.
L’année suivante, c’est au tour des historiens d’intervenir. On lance aussi des études sur le vieillissement, sur l’enseignement et la culture traditionnelle. Enfin, dernière convention, c’est à Edgar Morin d’intervenir en 1965.
Durant tout ce temps, Christian Pelras mène un travail « d’ethnologie globale » à Goulien en pays capiste. Robert Gessain avait tenu à cette enquête parallèle dans une commune bien plus petite et à la portée d’une seule personne. Christian Pelras a déposé à la Cinémathèque de Bretagne tous les films qu’il a tournés à Goulien.
Gaïd Pitrou : Si on excepte les Lyonnais, il s’agit essentiellement de personnes venant de Paris.
Bernard Paillard : En effet, ce qui a été beaucoup reproché à une époque de revendications régionalistes et pas seulement en Bretagne. Mais, dans cette région, on était très sensible à tout ce qui pouvait apparaître comme relevant d’une sorte de colonialisme intérieur ou d’un surcroît de la mainmise de Paris.
En fait, il faut se reporter à une époque où les grands organismes de recherches, CNRS, musée de l’Homme, École Pratique des Hautes Études, INED, INSERM, etc., se trouvaient à Paris ; leurs centres de recherche aussi. Aucun laboratoire en sociologie ou en ethnologie n’existait à Rennes, Brest ou Nantes, encore moins en anthropologie biologique ou médicale. Ce n’est qu’au cours des années 1970 que, décentralisation aidant, les villes universitaires commencèrent à se doter de centres de recherches. Ceci explique en grande partie pourquoi, pour Plozévet, le personnel fut essentiellement recruté à Paris.
Deux disciplines pouvaient pourtant échapper à cette situation la géographie et l’histoire, si l’on exclut les études celtiques, les recherches sur la langue bretonne n’étant pas au programme, un dommageable oubli selon certains. L’histoire et la géographie, disciplines universitaires, auraient pu fournir aux études plozévétiennes de jeunes doctorants. A Rennes, la géographie bénéficiait d’enseignants prestigieux, mais les travaux furent donnés à Maurice Le Lannou, Breton et spécialiste reconnu de la Bretagne. Quant aux historiens, on chercha en vain à intéresser de jeunes agrégatifs qui, en fait, se destinaient plus à la carrière d’enseignant.
À part quelques personnes du milieu médical local engagées pour prêter main forte lors de courtes enquêtes bio-anthropologiques, seul Edgar Morin rechercha à recruter des étudiants rennais pour sa campagne de l’été 1965.
Gaïd Pitrou : Edgar Morin, n’est intervenu qu’en 1965, donc vers la fin ?
Bernard Paillard : Et avec peu de crédits finalement. Il a séjourné à Plozévet par campagnes successives jusqu’à la fin de l’année 1965, avant d’entreprendre la rédaction de son livre.
Au départ, il n’envisageait pas de se lancer dans une enquête aussi longue et encore moins d’en tirer un livre. En effet, bénéficiant d’une sorte de fin de crédits, son idée était d’en faire bénéficier un étudiant parisien recruté pour l’occasion. Aussi, est-il parti avec lui dans la seconde quinzaine de mars 1965 pour l’installer à Plozévet. Il y revient un mois plus tard, assez inquiet, jugeant que le travail manquait d’efficacité.
Au cours de ce second séjour un événement a pour effet :
– d’ouvrir une crise au sein de l’équipe initiale ;
– de susciter un plus grand intérêt de Morin pour Plozévet et de le décider à monter une enquête de plus longue durée.
Pour l’anecdote, il s’agit de l’arrivée à Plozévet du psycho-sociologue, Georges Lapassade, qui souhaitait s’intégrer à l’équipe et orienter l’enquête vers la recherche-action. Il engage alors Edgar Morin à réunir les jeunes et à leur demander ce qu’ils pensent de leur vie à Plozévet. Ces jeunes, qui ne se retrouvent pas dans les confits et dichotomies marquant la vie communale – opposition politico-religieuse Rouges/Blancs, coupure bourg/campagne, ségrégation garçons/filles – émettent le souhait de disposer d’un lieu à eux, à l’écart de la vue des adultes et principalement voué aux loisirs.
Lapassade y voit une sorte de révolution juvénile en marche qu’il voudrait étudier et favoriser. Morin y voit la confirmation de ce qu’il pressentait depuis plusieurs années, la constitution d’une sorte de classe bio-sociale adolescente. Soupçonnant que d’autres choses étaient en marche, notamment chez les femmes, il lui vient l’envie d’étudier ces aspirations nouvelles se manifestant dans les processus de modernisation technico-économiques. Ce qui le décide de s’investir davantage sur Plozévet ; donc de demander une rallonge de crédits.
Une recherche de financement que fait aussi un Lapassade voulant, de son côté, monter une autre enquête et recruter des étudiants. C’est ainsi qu’un jour il a débarqué à Rennes, convoquant les étudiants en sociologie, psychologie et philosophie.
A l’époque je cherchais un travail pour l’été, histoire de mettre un peu d’argent de côté et d’acquérir une petite expérience professionnelle à faire valoir en cas d’embauche. Pourquoi ne pas tenter cette expérience ? Je me suis donc porté volontaire avec un ou deux autres étudiants. Nous n’avons jamais eu de nouvelles de Lapassade. En revanche, nous en avons eu d’Edgar Morin. Ayant eu une petite rallonge de crédits, il cherchait des étudiants pour sa campagne d’été.
De Lapassade, je suis donc passé à Morin, ne sachant pratiquement rien de son enquête, sinon qu’il s’intéressait au « moderne » !
Gaïd Pitrou : Engagé ainsi par Edgar Morin, cela a déterminé votre destin professionnel.
Bernard Paillard : Oui, puisque cela m’a permis d’entrer au CNRS, ce que je ne pouvais imaginer, ne sachant même pas ce qu’était le CNRS au départ ! Comment un pur hasard peut être si déterminant ? Car si Edgar Morin s’était adressé à nous, ce ne fut pas par une voie institutionnelle. En fait c’est à la suite de l’épisode lapassadien. En effet, Lapassade était très connu dans le milieu militant estudiantin, et certains étudiants rennais, prévenus de son passage en Bretagne, avaient décidé de le rencontrer. Ils le trouvèrent à Pont-Croix et, Lapassade, profitant de l’occasion, les embarquèrent à Plozévet pour y rencontrer Morin auquel l’un d’entre-eux laissa son adresse, au cas où. Bref, je me suis donc retrouvé à Plozévet, mais sans pratiquement aucune formation professionnelle.
Étudiant en psychologie et en sociologie à Rennes, j’avais sans doute mené des enquêtes par questionnaire, pour des raisons strictement alimentaires. Ce qui m’avait plus qu’ennuyé, me promettant de ne jamais me lancer là-dedans. Un recueil de témoignages par entretiens enregistrés sur les problèmes d’urbanisation à Rennes m’avait beaucoup plus retenu. Cela me paraissait plus humain et plus vivant ; il est vrai qu’on avait eu une petite formation aux techniques de l’entretien dans le cadre du certificat de psychologie sociale. Quoi qu’il en soit, nous n’avions pas vraiment été initiés à la recherche sociologique de terrain. J’avais sans doute entendu parler de l’idée de recherche-action, mais de façon livresque.
C’est donc bien innocent que je me suis trouvé à Plozévet avec d’autres étudiants. Engagés pour la campagne d’été pour étudier le milieu paysan, les jeunes et la façon dont Plozévet vivait les vacances, nous étions dispersés dans des hameaux de la commune choisis en fonction de caractéristiques contrastées. Par exemple l’un se trouvait sur la ceinture du bord de mer consacrée à la culture maraîchère, l’autre, où j’étais, à l’intérieur des terres, où régnait la petite propriété avec élevage bovin et petite polyculture.

Morin s’absentant pour l’été (un peu plus), comme d’ailleurs le reste de son équipe antérieure, nous étions livrés à nous-mêmes. Avec, cependant la dactylographie du journal d’enquête de Morin, et un document assez conséquent où étaient explicités les thèmes et les méthodes de son enquête. Les personnes que cela intéresse les retrouveront dans son livre Journal de Plozévet, Bretagne 1965. Notons seulement l’originalité d’une méthode – les 3 voies = observation participante, entretiens approfondis, « provocation sociologique », une façon imagée de parler de la «provocation» d’événements-tests mais bien non-violents. Ainsi la projection du film avec Marlo Brando, L’équipée sauvage, suivie d’un débat orienté sur les questions de la jeunesse, des rapports aux adultes, des « blousons noirs », des violences urbaines, etc. Cette méthode, qui s’est élaborée en fonction du terrain, détonnait avec celles qui avaient alors la faveur académique. Remarquons aussi l’ampleur comme la précision des thèmes et des questions à aborder. Mentionnons, enfin, que cette manière de faire comme la façon dont Edgar Morin en a rendu dans son livre lui ont valu de virulentes critiques. Ce qui l’a profondément meurtri. Il y a eu deux « affaires Morin », que lui appelle « affaires Plozévet », l’une relative au milieu des chercheurs et de la DGRST où il fut question de lui donner un blâme professionnel, l’autre attisant les vives critiques de certains Plozévétiens.
Gaïd Pitrou : En effet, plusieurs documents, dont un film Plozévet contre Plodémet, accusent Morin de plusieurs maux.
Bernard Paillard : Effectivement, dans cette émission de la télévision régionale diffusée en mars 1968,Edgar Morin y était traité de «mercenaire» venu à Plozévet pour faire de l’argent. Son livre, ramassis de ragots et plein d’erreurs, n’était même pas à la hauteur de Clochemerle. Pour finir, Pierre Jacquez Hélias dénonçait un «livre sans âme» où l’auteur, n’étant resté que peu de temps et ne parlant pas le breton, n’avait rien compris à la mentalité bigoudène.
Gaïd Pitrou : La question du breton revient souvent pour critiquer les enquêtes.
Bernard Paillard : En effet. En dehors Christian Pelras qui s’y était initié et de Donatien Laurent, spécialiste de la culture bretonne et celtique bien connu, qui l’avait appris, je n’ai répertorié que deux autres bretonnants d’origine, dont un de l’équipe d’Edgar Morin qui était Trégorois. Mais il n’avait pas été recruté pour cela. Il est certain que s’il avait été question d’étudier l’intimité profonde d’une mentalité et d’une culture, la pratique de la langue bretonne aurait été obligée. Mais, ce n’était pas l’objectif principal, la question centrale étant les processus de modernisation. Ils étaient multiples, technologiques, économiques, sociologiques, culturels, religieux, etc. Ils agissaient différemment selon les âges, les genres, les milieux professionnels, les catégories sociales, etc. Et, si on les voyaient à l’œuvre à Plozévet, ils agissaient partout en Bretagne, en France, d’une façon plus générale dans l’ensemble des pays occidentaux. D’où le titre du livre d’Edgar Morin, «commune en France», jouant sur le sens de l’adjectif et sur celui du substantif.
Avec ces engrenages modernisateurs, partout les langues dites régionales, ici le breton, étaient en voie de disparition rapide, emportées par des mécanismes politiques et sociologiques. Mais, restées le mode d’expression quotidien pour beaucoup, cela entraînait des situations de diglossie où l’on s’exprimait préférentiellement dans l’une des deux langues selon les sujets et les interlocuteurs. Ces questions sociolinguistiques auraient valu une recherche autonome. Mais, n’étant pas au programme général, elles n’ont pas été approfondies. Elles furent donc négligées. Peut-être parce qu’il n’y avait pas de linguiste dans la comité de la DGRST. Mais aussi, et peut-être surtout, parce que les langues régionales étaient conçues, depuis longtemps, comme des obstacles à la modernisation. On se rappellera le rôle répressif qu’a joué l’école. Ainsi, dans un rapport on trouve seulement des éléments faisant un point sur l’état du parler breton à Plozévet, tandis qu’Edgar Morin en relate quelques aspects.
Gaïd Pitrou : Comment Edgar Morin a réagi à ces critiques ?
Bernard Paillard : Il a en a été très affecté. Au point que pendant des années il n’a pas osé revenir à Plozévet. Moi-même, mis au courant de diverses façons sur ce qu’on disait de Morin et de son équipe, pendant longtemps je n’ai pas osé revenir à Plozévet. Ce qui m’était assez douloureux, trouvant ces reproches injustes et des rumeurs fausses. Je ne comprenais pas pourquoi et comment un livre pouvait susciter tant d’animosités.
Personnellement, j’avais été séduit par certaines idées émises par Edgar Morin, dont la première est que toute enquête devrait en premier lieu servir aux enquêtés selon un processus d’élucidation des problèmes que rencontraient les habitants.
D’ailleurs, s’il n’y avait pas eu ce climat d’hostilité, avec Edgar Morin et André Burguière nous avions prévu de revenir régulièrement sur place afin de suivre les évolutions des problèmes détectés. On avait même imaginé une sorte d’enquête filmée, demandant à des Plozévétiens d’y contribuer en réalisant leur propre film. Ils auraient pu aussi s’auto-enquêter et rédiger des sortes de « livres blancs » dont on aurait pu discuter dans ce qu’un peu pompeusement on appelait « les États généraux de Plozévet ». Des idées plus faciles à énoncer qu’à mettre en œuvre, mais que j’ai gardées à l’esprit lorsque, au milieu des années 2000, j’ai conçu le projet de revenir à Plozévet et proposé les programmes Plozarch et Plozcorpus soit un nouveau travail à partir des enquêtes et de leurs archives. Plozarch a pu voir le jour grâce à la commune de Plozévet et au Conseil régional de Bretagne et son programme «Appropriation sociale des sciences». Un blog rend compte de ce travail. Pour Plozcorpus, ce fut plus compliqué, et les lourdeurs du financement de la recherche n’ont pas permis de finaliser tout à fait le projet.
Mon retour à Plozévet, qui s’est effectué par étape à partir de 1997, était aussi motivé par l’idée de montrer une autre image de la recherche et des chercheurs. Aujourd’hui, les chercheurs, citoyens comme les autres, ne peuvent plus avoir une relation surplombante.
Gaïd Pitrou : Si le livre de Morin a été critiqué, les films l’ont été tout autant.
Bernard Paillard : Oui, tout du moins au départ. Au printemps 1965, certains pré-montages ont été projetés à Plozévet. Deux séances ont réuni un nombre assez considérable de Plozévétiens. Selon Monique Gessain, 200 puis 600 personnes les auraient visionnés et en furent très satisfaites. Pourtant selon d’autres témoignages, certaines scènes auraient suscité de virulentes protestations. On se serait insurgé par la place prise par la galette cuite au feu de bois ou par celle de la bouillie d’avoine, le fameux youd ker’ch : cela donnait une image archaïsante de Plozévet « On ne mange plus comme cela depuis longtemps », aurait-on dit. Les scènes de bistrot semblaient pointer un alcoolisme breton. La scène à la conserverie où certaines femmes sont en coiffe donnait une image folklorique de Plozévet. On aurait accusé les chercheurs d’avoir demandé aux femmes de venir en coiffe, ce qui n’était pas du tout le cas. Bref, tout cela donnait une image dévalorisante, stigmatisante, archaïsante, folklorisante.

A ma connaissance, il n’y a pas eu de projections publiques des films définitifs avant 2002, lorsque nous avons monté avec la Délégation régional du CNRS Bretagne et Pays de la Loire, les Premières rencontres régionales «Sciences et Citoyens» de Plozévet. Par la suite, nous avons projeté les uns après les autres les différents films. Ce fut toujours un grand succès. Les perceptions avaient changé. Comme a dit un Plozévétien lors d’une de ces projections : « C’est une grande chance pour nous d’avoir un tel livre d’images ».
Les films sur Plozévet sont entrés dans le patrimoine culturel de la commune après avoir incarné les mémoires familiales, lorsque ces films furent édités en VHS pour l’usage des familles où l’un des membres apparaissait. Cela grâce à l’intervention d’un Plozévétien, Jean-Claude Stourm, qui avait été proche des chercheurs et avait fait partie de l’équipe d’Edgar Morin. Il va sans dire que ces VHS ont été vues et revues, copiées et recopiées. Aujourd’hui, tous films et les rushes sont disponibles sur le site de la Cinémathèque de Bretagne.
Février 2022.
Pour aller plus loin : En France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960, Simon Pierre-Jean, Paillard Bernard, Le Gall Laurent, Simon Jean-François – PUR éditions.