Dans les collections photographiques du Musée de Bretagne se trouve un beau témoignage de l’admiration que peut engendrer le pays breton, de l’envie de le faire connaître, de sauvegarder et valoriser son patrimoine et son art de vivre : ce sont les photographies prises par l’homme de lettres Paul Gruyer (1868-1930).
À l’île de l’épouvante et sur la mer obscure
Écrivain, traducteur, historien, critique d’art, Paul Gruyer a eu une carrière très riche et rythmée par des voyages. En 1898, il visite les îles de l’Ouest de la Bretagne muni d’un appareil photographique. Ce voyage lui inspire un texte inédit qu’il titre Ouessant, Enez Heussa – L’île de l’épouvante, publié en 1899 dans la revue Le Tour du Monde. Créé en 1860 par la Maison Hachette, cet hebdomadaire de 32 pages abondamment illustré de gravures, connaît depuis 1895 un regain d’intérêt des lecteurs grâce à l’utilisation d’images photographiques.

Gruyer explique : « un ancien usage qui a persisté est celui qui consiste à simuler l’enterrement de ceux qui ont disparu en mer ; pour chacun d’eux on fait une petite croix, et on les réunit toutes dans une bière que l’on ensevelit avec le cérémonial accoutumé, en présence de toute la population. »
Un an plus tard, Hachette et Cie utilise quatorze nouveaux clichés de Gruyer pour agrémenter un article de l’écrivain Charles Le Goffic (1863-1932) publié dans Lecture pour tous, un autre magazine illustré créé en 1898. Le texte, poétiquement titré En Sentinelle sur la mer obscure. Les gardiens de phares raconte la vie de « ces prisonniers volontaires de la tempête et de la houle ». Les photographies ont été prises durant la première moitié de l’année 1900. Gruyer vient en effet de débuter un nouveau périple photographique en Bretagne, mais cette fois, il voyage en compagnie d’un homme de lettres d’origine bretonne : Gustave Geffroy (1855-1926).

Gustave Geffroy muni d’une ceinture de sauvetage, se laisse glisser sur le système de va-et-vient qui relie le bateau de ravitaillement au phare.
Hommage à la Bretagne
Gruyer et Geffroy parcourent la Bretagne ensemble pendant trois ans. En mai et juin 1902, Geffroy rapporte de manière précise et détaillée leur voyage dans La Bretagne du Nord. Le récit est publié dans le Tour du Monde sous la forme de sept livraisons dont chaque page présente une ou plusieurs photographies de Gruyer. La suite de leur excursion paraît d’octobre à novembre 1903 et d’août à octobre 1904 sous les titres La Bretagne du Centre et La Bretagne du sud. L’ensemble des textes est ensuite rassemblé dans un bel ouvrage où Geffroy écrit dans une introduction en « Hommage à la Bretagne » que Paul Gruyer est « un collaborateur avisé, patient à découvrir les aspects essentiels, épris de la nature et de la vie du pays, et qui a su fixer, en ses images nombreuses, la terre, la mer, les lumières, les ombres, les foules, les visages ».

Geoffroy écrit : « L’arrêt fut bon à l’Abervrach, ou Havre de la fée, à l’hôtel des Anges, ancien couvent des Anges, daté de 1507, bâti au bord de l’eau »
Les critiques sont unanimes : « rarement livre fut plus complet sans être fatigant, mieux équilibré surtout comme livre d’impressions et de lecture, – donnant assez pour intéresser et même renseigner le lecteur, retournant aussitôt du renseignement et du détail précis à l’impression et à l’image ». Si la photographie prend dans cette publication un caractère d’art, elle concoure avec le texte à l’enseignement et à la réflexion du lecteur. Si Geffroy n’ignore pas dans son texte quelques ombres au tableau idyllique de la Bretagne et qu’il n’hésite pas à critiquer les villégiatures à la mode qui dénaturent la côte, pour sa part, Gruyer ne photographie pas les transformations graduelles de la province et se concentre sur son patrimoine artistique et culturel. Pourtant, derrière la beauté de ses clichés, on peut lire la dure réalité de la vie de nombre de Bretons en ce début de 20e siècle.

Sur l’enfance dans le Pays de Tréguier, Geffroy écrit : « j’ai pu connaître le fonctionnement d’une école de bourg et l’irrégularité de l’enseignement […] Lorsqu’on envoie demander, le soir, chez les parents, pourquoi le petit n’est pas venu, une réponse d’utilité est le plus souvent faite. C’est pour la moisson. C’est pour mener la vache aux champs. C’est pour aller ramasser du goëmon sur la grève, etc. […] Il trouve plus simple de faire exactement ce que font ses parents, sans y chercher tant de malice. Il ne fera ni pis ni mieux. Il fera la même chose. »
« Peut-être est-il trop tard pour parler encor d’elle »
En 1911, Paul Gruyer travaille de nouveau pour les éditons Hachette comme auteur. Il décrit les stations balnéaires des Bains de mer de Bretagne, du Mont Saint-Michel à Saint-Nazaire pour la collection des Guides Bleus illustrés. Certaines photographies prises entre 1900 et 1902 sont utilisées pour l’iconographie de l’ouvrage. Est-ce à l’occasion de cette publication qu’il revient en touriste en Bretagne en juin 1911 ? De ce moment de sa vie, le Musée de Bretagne conserve quelques plaques photographiques qui nous révèlent des lieux et des paysages qu’il affectionne.

Au début de la Première Guerre mondiale, en septembre 1914, Gruyer, atteint de tuberculose pulmonaire, quitte Paris pour l’Hôtel des Bains à Trestaou-en-Perros-Guirec, établissement alors transformé en hôpital auxiliaire. Jusqu’en 1916, année où il s’établit à Marly-le-Roi, il semble séjourner dans les Côtes-d’Armor.
À Marly, il se fait vite connaître comme un fervent défenseur du patrimoine architectural. Dans les années 1920, il écrit des petits ouvrages sur les villes d’art célèbres et sur la Bretagne pour l’éditeur et libraire Henri Laurens (1861-1933), spécialisé dans la vulgarisation artistique. Les livres de Gruyer qui portent sur les calvaires, les retables, les saints, les chapelles et les dolmens bretons sont, comme son guide de 1911, en grande partie composés des photographies prises lors de son voyage avec Gustave Geffroy.

Mais c’est en 1925, dans son livre Un mois en Bretagne paru chez Hachette, que Gruyer exprime le mieux son attachement au patrimoine breton. Il écrit dans son avant-propos cette terrible phrase : « De la Bretagne, en prenant la plume, quand je songe à celle que j’ai connue, je serais tenté de dire ce qu’écrivait Musset de la Malibran : « Peut-être est-il trop tard pour parler encor d’elle » ». La citation, tirée des stances bouleversées d’Alfred de Musset (1810-1857) à la mort de l’adulée artiste lyrique Maria Malibran (1808-1836), souligne les inquiétudes de Gruyer face à la disparition rapide des traditions, des savoir-faire et des paysages qui font l’identité de la Bretagne même s’il rassure son lecteur, potentiel touriste, qu’elle « est belle et attirante encore ! » comme le prouve une nouvelle fois ses photographies utilisées pour l’illustration.

Paul Gruyer, photographe-illustrateur
Contemporain des Frères Charles et Paul Géniaux, Gruyer a été comme eux un des fers de lance de l’illustration par la photographie d’ouvrages d’art ou documentaires. Il appartient à une génération d’hommes de lettres qui ont vu la photographie remplacer peu à peu la gravure de reproduction pour l’iconographie des livres de voyages et des revues illustrées. L’introduction de la photographie dans ces publications grand public a été une attraction supplémentaire pour le consommateur, mais aussi une opportunité pour vulgariser la matière bretonne.Il y a plus d’un siècle maintenant, Paul Gruyer, tombé amoureux de la Bretagne, en a photographié les diverses formes d’art, les sites et les costumes pour la postérité et a, par la même, contribué à sensibiliser ses lecteurs à la sauvegarde du patrimoine breton.
Sophie Chmura.
Mars 2022.
Pour aller plus loin, les ouvrages de Paul Gruyer sont consultables au centre de documentation du Musée de Bretagne ou à la bibliothèque des Champs Libres :
La Bretagne, texte de Gustave Geffroy, photographies de Paul Gruyer, chez Hachette (1905)
Bretagne, collection des Guides Joanne, chez Hachette (1911 et 1914)
Bretagne, collection des Guides Diamant, chez Hachette (1920)
Les calvaires bretons, chez H. Laurens (1920)
Un mois en Bretagne, chez Hachette (1925)
Les fontaines bretonnes, chez H. Laurens (1925)
Chapelles bretonnes, chez H. Laurens (1926)
Article très intéressant, il me fait penser à ma grand-mère et à tout ce qu’elle me racontait, mais petite fille on a parfois l’oreille ailleurs. Je ne connaissais pas Paul Gruyer et c’est dommage.
L’ame de la Bretagne et plus particulièrement des femmes est bien traduite au travers de cette série de photos. J’aimerai simplement compléter ce reportage par cette magnifique poésie de Yvon ‘Auffret sur la condition féminine de cette époque
Ping : Souvenirs de Bretagne – Musée dévoilé
Ping : À PROPOS – HISTOIRE, PATRIMOINE ET IMAGES