Histoire d’un crime en cartes postales

Plus de 1500 cartes postales qui ont trait à l’Affaire Dreyfus sont conservées par le Musée de Bretagne. Dans cet ensemble, se trouvent plusieurs exemplaires des 18 cartes postales qui composent la collection intitulée Histoire d’un crime, pensée et dessinée par l’artiste peintre Édouard Couturier (Vincennes, 21 juillet 1869 – Paris, 28 avril 1903).

Les cartes postales d’Édouard Couturier : des armes terribles…

Parallèlement à son travail de dessinateur pour la presse, Édouard Couturier a été un des Maîtres de la carte postale illustrée. Sa production cartophilique, qui a touché à des sujets d’actualité brûlante, n’est pas considérable : outre la publication d’une série pour le journal Les Temps Nouveaux, quelques cartes postales antimilitaristes et sur la vie parisienne qui sont très peu connues, il a dessiné dix-neuf cartes sur l’Affaire Dreyfus. Quand il décède brutalement des conséquences d’une tuberculose, l’homme de lettre et critique d’art Émile Strauss (1865-1939) lui rend un hommage posthume dans La carte postale illustrée – Revue mensuelle de Kartophilie et d’iconologie du mois d’août 1903 : « Le 1er mai […]  quelques amis conduisaient au champ du sommeil, sous une jonchée de fleurs rouges, un grand artiste Édouard Couturier. Couturier dont le talent spontané s’était affiné à l’école de la vie et de la souffrance, n’était pas seulement le peintre du peuple […] il fut également un grand cartographe, il comprit quelle arme terrible pouvait être la carte dans la bataille sociale et il gesta [sic] pendant la tragique affaire Dreyfus, ce chef-d’œuvre intitulé L’Histoire d’un Crime, qui est la seule collection publiée et imprimée en France pendant ces douloureuses convulsions ».

Histoire d’un crime, composée de trois séries de six cartes, est en effet la première collection de cartes postales politiques satiriques françaises critiquant un événement à une époque où la caricature est encore monopolisée par la presse illustrée. C’est à partir de 1898, lorsqu’une pièce utilisée contre Alfred Dreyfus (1859-1935) est reconnue comme un faux et qu’une campagne de presse en faveur de la révision contraint la Cour de cassation à ordonner la révision de son procès, qu’apparaissent en Allemagne, en Italie, en Belgique et en Suisse les premières cartes postales illustrées politiques qui reproduisent les portraits des principaux personnages de l’Affaire et qui montrent des allégories d’Émile Zola (1840-1902) qui mettait alors sa plume au service du combat contre l’injustice et l’intolérance. Toutefois, ce sont pour la plupart des dessins narratifs, la presse illustrée monopolisant encore grandement les sujets polémiques.

Erinnerung an den Zola-Prozess, carte postale des Éditions Marcus Max, Berlin, 1898 – Marque du Domaine Public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Quand il commence à dessiner en janvier 1899 Histoire d’un crime, Couturier hisse la caricature sur carte postale au niveau de la polémique ambiante car son travail reflète la guerre idéologique opposant dreyfusards et antidreyfusards. La carte postale devient un moyen de propagande qu’il ne faut pas négliger et Strauss prévient ses contemporains dans la revue La carte postale illustrée de mars 1899 qu’« Au point de vue politique ; la carte sera un formidable adjuvant aux journaux illustrés satiriques et pamphlétaires. Saluons-la, elle a servi pour ses débuts, la cause du Droit, de la Justice et de l’Humanité, en flagellant l’iniquité du Procès Dreyfus et les crimes des militaires ».  

… violentes et révolutionnaires…

Dans le numéro de mars 1904 du même mensuel cartophile, Strauss donne plus de détails sur la collection d’Histoire d’un crime. Il raconte que la police, ayant eu vent de « ce formidable brûlot politique », se présenta chez l’artiste pour en opérer la saisie et la destruction. Mais les cartes postales avaient été mises en dépôt chez un ami fidèle dans un couvent ! Il ajoute que « la vogue de ces cartes fut extraordinaire tant en France qu’à l’étranger ». Le journal L’Aurore des 2 et 11 mai 1899 explique que « le brillant succès qui a accueilli la 1ère série des cartes-postales de l’Histoire d’un crime a décidé le dessinateur Couturier à faire un nouveau tirage de cette curieuse série, qui, ironiquement synthétise le drame et la comédie de l’Affaire Dreyfus » et que dans la deuxième série, il « n’a pas hésité à châtier les criminels qui ont envoyé un innocent au bagne. Tout l’État-Major du mensonge et de la forfaiture y est dépeint en quelques coups de crayon ». Ces deux premières séries sont rééditées en juin 1899 et sont décrites comme ayant innové sous une forme violente et révolutionnaire la carte-pamphlet.

Les apôtres du mensonge est la quinzième carte postale de la collection Histoire d’un crime par Édouard Couturier qui a fait le portrait de onze antidreyfusards notoires qui ont mené campagne contre la révision du procès Dreyfus – Marque du Domaine Public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Une analyse de la collection montre qu’il existe des variantes entre la première édition de chaque série et les différentes rééditions qui ont suivi : si les dessins sont similaires, le texte et la typographie ont été changés sur certaines cartes. Ainsi, il existe des cartes n°1 qui portent à la place de « Je dirai que jamais j’avais des relations avec ce juif » les mots « ce canaille de D… ».

Première carte postale de la collection Histoire d’un crime par Édouard Couturier. Le lieutenant-colonel Henry gît dans sa cellule la gorge tranchée par le rasoir qu’il tient encore dans sa main droite. À gauche, une faux frappe Cavaignac, ministre de la Guerre. Il porte une inscription dans le dos : « Au beau coup de faux ». Le texte imprimé présente les circonstances ayant provoqué le suicide d’Henry. Couturier écrit le 27 septembre 1899 à son ami Émile Strauss qu’il va « faire tirer de la série (2) parce que ça diminue » – Marque du Domaine Public – Collection musée de Bretagne, Rennes

La troisième série est publiée en août 1899. Les cartes postales ont pour sujet « le vieux Gonse, les colonels Picquart et Henry, les apôtres du mensonge, les horribles massacres d’Alger, le refrain des cinq joyeux compères, l’accusateur Mercier et la révision ».

Dix-septième carte postale de la collection Histoire d’un crime par Édouard Couturier. Le refrain des cinq joyeux compères est un des plus célèbres dessins de Couturier car il a été publié dans l’hebdomadaire satirique Le Sifflet qui contient des caricatures et des dessins dreyfusards le 9 juin 1899 sous le titre « En voulez vous des aveux ? En voilà !!! » – Marque du Domaine Public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Quand le procès en révision de Dreyfus débute le 7 août 1899, Édouard Couturier vient à Rennes pour suivre les débats afin de créer la quatrième série de six cartes postales qu’il désire consacrer au procès de Rennes et à l’attentat contre l’avocat Fernand Labori (1860-1917).

Correspondance entre Couturier et Strauss du 10 septembre 1899 (carte postée le 12/09/1899), « Suis en route pour Paris. Je quitte ce pays demain Lundi – Plus que jamais la Vérité sera proclamée. Voici donc trouvée la 4e Série. Amitiés et courage » carte postale ND Phot 10 RENNES – La Rue & l’Église Ste-Mélaine – Marque du Domaine Public – Collection musée de Bretagne, Rennes

… uniques et introuvables !

Couturier était son propre éditeur. C’est à Paris, dans son atelier de la rue Saint-Lazare, que les marchands de cartes postales venaient prendre livraison d’Histoire d’un crime. L’artiste s’était même assuré la sympathie des cartophiles en imaginant un procédé d’affranchissement où les cartes postales étaient protégées par des enveloppes laissant le timbre apparent afin que l’oblitération soit parfaite et la carte intacte pour la collection. Durant son séjour rennais, il envoie aux membres de l’International-Poste-Carte-Club (I.P.C.C) plusieurs exemplaires des cartes des deux premières séries. L’I.P.C.C. était une association créée en 1898 par Strauss pour aider à la promotion des cartes de fabrication française face à la concurrence étrangère, notamment allemande. Elle se revendiquait comme la première société française de « Kartophilie » et elle envoyait chaque mois à ses membres une carte postale hors commerce illustrée par un jeune maître de l’art nouveau. C’est par son biais que Couturier s’est initié à composer rationnellement une carte postale et à la concevoir selon le goût du public. Les relations que Couturier entretenait avec le milieu cartophile étaient très importantes. Dans sa correspondance avec Strauss, il se plaint des cartes postales vendues à Rennes. Le 10 et le 20 août 1899, il écrit « Pour cartes commerce nul ici » et « Je suis désespéré du commerce cartophile » sur des cartes postales illustrées de clichés pris en juillet 1899 par le publiciste Léon Bouët (1857-1911) et éditées par le papetier Albert Bloch en association avec la maison Lévy et ses fils.

Relève de la 1ère garde de Dreyfus et Maison de Me Godard. Ces deux cartes font partie d’une série de cinq cartes postales colorées à la main. D’après L’amateur de la carte postale illustrée des mois d’août et septembre 1899, elles se sont vendues par millier à Rennes. Malgré les tirages successifs, la série a été vite épuisée et a commencé à déchaîner la passion de riches collectionneurs qui, dès le mois de septembre 1899, se disputaient les quelques séries qui restaient – Marque du Domaine Public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Finalement, Couturier n’exécute pas la quatrième série d’Histoire d’un crime. Il s’avère qu’il n’a réalisé qu’une seule carte postale sur le Procès de Rennes intitulée « Affaire Dreyfus 1894-1899. L’Heure de la justice a sonné », une carte créée par anticipation d’un acquittement et clairement destinée aux collectionneurs car « réservée aux seuls souscripteurs ».

La « carte violette » comme la baptise Émile Strauss, se renégocie à 70 francs en 1902, puis à 200 francs en 1903. En fait, dès sa création, elle est inscrite sur la liste des cartes postales les plus recherchées par les cartophiles. Strauss dans le numéro d’août 1903 de La carte postale illustrée, la décrit comme une « pièce de musée unique et introuvable ».

Carte commémorative, postée le 13 août 1899. Cette carte postale a été tirée à 100 exemplaires imprimés en violet. Il existe quelques exemplaires tirés en bleu. La femme nue, qui tient un miroir et qui domine la scène, symbolise la Vérité. La femme qui tient sur les plateaux de sa balance les têtes tranchées de Mercier et de du Paty de Clam représente la Justice. Le colonel Henry a la gorge tranchée, et Esterhazy porte un écriteau marqué « faux ». Cavaignac, Méline, Zurlinden, Gonse, de Boisdeffre et un prêtre brandissent une croix et fuient devant le glaive que tient la Justice. Sous le portrait d’Alfred Dreyfus est écrit « Dreyfus est innocent » – Marque du Domaine Public – Collection musée de Bretagne, Rennes

Le 9 septembre 1899, l’heure de la justice n’a pas sonné : Alfred Dreyfus est condamné, avec circonstances atténuantes, à dix ans de détention militaire. Le lendemain, Édouard Couturier adresse une lettre à Mathieu Dreyfus (1857-1930), frère ainé d’Alfred Dreyfus, où il exprime sa profonde sympathie et « la cruelle douleur » que lui cause la nouvelle injustice commise par le Conseil de guerre. Rien n’explique pourquoi il n’a pas dessiné la quatrième série. Peu de temps avant sa mort en 1903, il fait détruire tous les clichés relatifs à la collection Histoire d’un crime. Émile Strauss, dans La carte postale illustrée de mars 1904, écrit « heureux donc ceux qui possèdent actuellement ces précieux bouts de cartons » ! Aujourd’hui, ces cartes postales sont un important témoignage de l’Affaire Dreyfus, mais elles sont aussi une source pour comprendre les débuts de la cartophilie et ceux de la carte caricaturale polémique qui va connaître sa maturité autour de 1903 grâce à Orens, Mille, Rostro, Bobb et bien d’autres.

Sophie Chmura.

Juillet 2022.

POUR EN DÉCOUVRIR PLUS SUR LES COLLECTIONS DU MUSÉE DE BRETAGNE CONCERNANT L’AFFAIRE DREYFUS ET ÉDOUARD COUTURIER :

Prod’homme (Laurence), Nouvelle acquisition : « L’impertinence des photographes à la sortie du lycée », un dessin d’Édouard Couturier lié à l’Affaire Dreyfus : https://musee-devoile.blog/2021/01/18/nouvelle-acquisition-limpertinence-des-photographes-a-la-sortie-du-lycee-un-dessin-dedouard-couturier-illustrant-laffaire-dreyfus/

Prod’homme (Laurence), Les collections relatives à l’Affaire Dreyfus au musée de Bretagne : https://musee-devoile.blog/2019/10/14/historique-des-collections-relatives-a-laffaire-dreyfus-conservees-au-musee-de-bretagne/

Prod’homme (Laurence), La justice, un patrimoine muséal méconnu, l’exemple du musée de Bretagne : https://musee-devoile.blog/2022/01/31/la-justice-un-patrimoine-museal-meconnu-lexemple-du-musee-de-bretagne/

BIBLIOGRAPHIE

‘L’affaire Dreyfus’ Catalogue Descriptif des Cartes Postales illustrées françaises et étrangères parues depuis 1894 dressé par M. Xavier Granoux

Perthuis (Bruno de), « Histoire d’un crime. Édouard Couturier et l’Affaire Dreyfus », dans Cartes postales et collection, n°227, novembre-décembre 2006, p. 24-29.

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