Haut lieu de la sociabilité rennaise, le Café Glacier est le témoin privilégié de l’histoire de la capitale bretonne. Le critique d’art Yvanhoé Rambosson rappelle en effet, non sans humour, que dans les années 1870 Pierre Waldeck-Rousseau y avait établi son quartier général où il demeurait entouré de ses amis républicains : « l’opposition s’était installée dans un autre coin du café, à droite de la caisse, naturellement, tandis que le groupe Waldeck siégeait à gauche. Entre ces tribuns, souvent acharnés les uns contre les autres, une opulente caissière maintenait la paix. Waldeck-Rousseau prétendait qu’elle aurait pu présider la chambre des députés. Elle avait parait-il une façon à elle de s’écrier « Messieurs de la gauche, vous pouvez disposer du billard ! »[1] ». Placé avec avantage dans le cœur historique de Rennes, le Grand Café Glacier était logé sous les arcades du théâtre achevé en 1836 par Charles Millardet et faisait face à l’Hôtel de ville du célèbre Jacques Gabriel édifié à partir de 1734. A quelques mètres du fameux plafond du théâtre composé en 1913 par Jean-Julien Lemordant, l’intérieur du café constituait, jusqu’à encore très récemment, un autre très bel exemple de décor moderne du début du siècle. Retour sur ce témoignage méconnu de l’histoire artistique rennaise.

La guerre des cafés
La réalisation du nouveau Café Glacier s’inscrivait dans un mouvement de modernisation particulièrement destructeur du théâtre et de ses abords, envisagé au début des années 1930 par la ville de Rennes sous le crayon d’Yves Lemoine, architecte municipal. C’est dans ce contexte que Henri Vischer, le propriétaire du Glacier, conçut dès l’été 1931[2] un projet consistant à réunir le Café de la Régence, qu’il se destinait à acquérir, et celui de la Comédie dont il assurait l’exploitation, pour ne former qu’un seul établissement. Le programme envisageait ainsi la réalisation d’un café, d’un restaurant, d’une salle de billard et d’un dancing.
Pour cela, Vischer fit appel à l’architecte Lucien Daboval qui venait d’achever « avec un luxe et un confort qui n’ont rien à envier aux plus beaux établissements parisiens[3] » la modernisation du Café de l’Europe, autre important établissement rennais. Né à Rennes en 1895, d‘Alfred Daboval, architecte local, Lucien a été élève à l’École régionale des beaux-arts dans l’atelier de Georges-Robert Lefort, architecte de réputation nationale, avant de poursuivre sa formation à la capitale, dans la prestigieuse École des beaux-arts, d’où il sort diplômé en 1925. Le choix de ce jeune architecte, bien implanté localement mais également figure incarnant la modernité architecturale, ne faisait qu’accentuer la concurrence existante entre ces établissements.
Les travaux au Café Glacier impliquèrent la restructuration complète du lieu. Daboval établit les plans définitifs en mai 1932. Il s’attaqua au gros-œuvre et recomposa cet espace de plus de 500 m² en un temps record d’après les critiques de l’époque. L’architecte divisa alors l’intérieur en petites salles de forme carrée créant une atmosphère d’intimité en même temps que les tons chauds du bois rehaussés par le rouge des cuirs des banquettes généraient une ambiance chaleureuse. Parallèlement, les frises moulurées denticulées du haut des plafonds et les motifs en damiers des lambris conféraient une relative sévérité au lieu. Le décor était donc en parfaite correspondance avec la nature de l’établissement : un lieu de sociabilité fréquenté par les personnalités notables de la ville. Quant à la salle de restaurant, isolée du café, elle possédait la même simplicité décorative. On y retrouvait les motifs en damiers mais ceux-ci étaient recouverts d’une peinture jaune citron. Le reste de ce décor se limitait aux vastes miroirs élargissant la pièce, aux discrètes moulures du plafond et aux luminaires et appliques composés de rangées de perles de verre.

Enfin, la restructuration voulue par Vischer et opérée par Daboval permettait la création, par le couvrement en verre d’une ancienne cour intérieure, d’un écrin, plus haut de plafond, pour le dancing[4]. Il était ceinturé d’arcades et illuminé au plafond par une coupole. C’est sur les écoinçons de ces arcades que se développait le splendide décor peint de Louis Garin. La documentation iconographique en noir et blanc n’en apporte qu’une connaissance très limitée mais les descriptions de l’époque semblent s’accorder sur une tonalité générale plutôt jaune et dorée. Les photographies publiées dans les revues nous montrent des danseuses aux positions contractées évoluant dans un paysage fantastique composé de plantes et d’une faune exotique. Oiseaux, singes, serpents et biches composaient ainsi le cadre de cette nature idyllique. Les danseuses étaient presque seulement esquissées et leurs silhouettes se fondaient dans la nature luxuriante qui les environnait, leurs cheveux et les lignes de leurs corps faisant écho aux formes des plantes.

L’intervention de Garin fut remarquée par les critiques contemporains qui, tous, relevèrent la parfaite adéquation du décor avec le cadre architectural qui lui servait de support. Un premier critique souligna l’heureux mariage des deux artistes : « Il faut dire qu’il [Louis Garin] s’acquitte des missions picturales dont on le charge avec un sens très rare des nécessités architecturales. Ici il sut mettre ses conceptions en liaison étroite avec celles de M. Daboval tant au point de vue de l’échelle de ses personnages que de l’harmonie générale de ses colorations[5] ». Un autre critique confirma le succès de la collaboration: « Il faut surtout louer le peintre d’avoir su, par une facture large sans vaine recherche de perspective, faire du vrai décor, intimement lié à l’architecture[6] ». En effet, les danseuses s’appuyaient sur les bords des arcades ou bien la cambrure de leurs corps suivait leur dessin arrondi. Forts de la réussite de cette expérience, Garin et Daboval collaboreront de nouveau pour un décor du paquebot Normandie qui sera mis en service trois ans plus tard. Il semblerait que le Glacier fut, sinon leur première œuvre commune, du moins le ciment de leur collaboration.
Un décor moderne
Les peintures de Garin tranchent avec les représentations inspirées du peuple et des traditions régionales que l’on peut trouver en abondance dans son œuvre comme celles du bar de l’Hôtel Du Guesclin à Rennes composées dans les années 1920[7]. Le choix d’une iconographie liée à la nature rêvée accompagnée du thème de la danse rappelle les sujets qu’avaient mis à la mode les avant-gardes du début du siècle avec des représentations associées aux mythes d’une époque idéale. Bien plus tôt en 1906, Derain avait composé sa propre Danse où les figures féminines habitaient une nature mythique et luxuriante. Contemporain du décor du Glacier, La Danse est composée par Matisse au début des années 1930 pour orner les voussures de la Barnes Foundation à Merion (Etats-Unis). En choisissant ces thèmes d’actualité, qui ne renvoyaient pas à l’identité régionale de la ville mais plutôt à la création contemporaine parisienne, Vischer témoignait ainsi de son souci de créer un lieu de réunion destiné aux élites rennaises. Le critique de L’Ouest-Eclair remarque même que le décor « aurait sa place sur les grands boulevards parisiens[8] ».
Le choix des entreprises et des artistes qui participèrent à la réalisation de ce décor témoigne du soin avec lequel l’architecte composa ces intérieurs. Les luminaires furent réalisés par la célèbre maison parisienne Genêt et Michon qui collabora avec de nombreux artistes décorateurs modernes de la période.

L’entreprise rennaise Odorico, réputée pour ses décors de mosaïques ornementales modernes, contribua également à l’œuvre. Au Café Glacier, Isidore Odorico est probablement à l’origine des grès cérame visibles sur les photographies d’époque, qui servent de revêtement aux sols. Et avec plus de certitude, on peut attribuer à l’entreprise la réalisation des mosaïques qui recouvrent le bar et la tribune du pianiste située, en légère surélévation, sur l’un des côtés de l’espace du dancing. Le décor de mosaïque de cette tribune était composé d’un fond uni et au centre d’un tableau de mosaïque dont on peine à deviner l’iconographie à partir de la documentation visuelle conservée. Il s’agit vraisemblablement d’une composition semi-abstraite à motifs de vagues et de nuées. On ne peut toutefois savoir si la composition originale est de Louis Garin ou bien d’Odorico lui-même.

Le Café Glacier est loin d’être le seul édifice où Daboval fit intervenir Isidore Odorico. Le musée de Bretagne conserve un témoignage d’une autre de leurs collaborations pour la composition des sols de la maison d’un certain Monsieur Chotard à Hédé (n.d). De son côté, Isidore Odorico avait côtoyé Louis Garin sur plusieurs autres chantiers notamment sur celui de l’église Sainte-Thérèse de Rennes (1934-1936) édifiée par l’architecte Hyacinthe Perrin à la même époque. On les retrouve aussi pour la réalisation du décor de la maison de François Château, entrepreneur et futur maire de Rennes.
Le décor fut beaucoup médiatisé. Quelques photographies du café furent publiées dans la luxueuse édition de planches La Menuiserie moderne[9] aux côtés des réalisations des plus grands architectes et décorateurs de la période[10]. Il fut aussi repéré par deux critiques parisiens de renommée nationale très impliqués dans la vie artistique. L’un d’entre eux, Yvanhoé Rambosson, qui fut notamment l’un des promoteurs de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925, était particulièrement investi dans la promotion des arts décoratifs et de l’architecture modernes. Rambosson fit publier plusieurs articles sur le réaménagement du Café Glacier dans des journaux à portée nationale comme Comoedia, L’intransigeant, Le journal des arts et Mobilier et Décoration. Pour Rambosson, il s’agit même de « la première grande installation moderne exécutée dans la ville de Rennes». La réputation du café qui devait sans doute beaucoup à son décor explique pourquoi le 4 septembre 1935, le président de la république Gaston Doumergue en voyage officieux pour Auray, le choisit pour déjeuner au cours de la halte qu’il fit dans la capitale bretonne[11].
Pas étonnant donc que l’architecte fut admis en 1937 à rejoindre les rangs de la prestigieuse Société des architectes modernes (SAM), fondée en 1922 par Hector Guimard, Frantz Jourdain et Henri Sauvage. La Société, qui avait alors comme président d’honneur l’architecte Auguste Perret était présidée par Auguste Bluysen et vice-présidée par Adolphe Dervaux et Robert Mallet-Stevens. Yvanhoë Rambosson, qui en avait été le premier secrétaire général et qui suivait encore de près ses actions, avait en effet largement préparé le terrain pour l’entrée du rennais à la SAM. Ses articles avaient contribué à établir la réputation tant locale que nationale de Daboval comme architecte moderne. A Rennes, l’architecte composera de nombreux autres édifices comme le garage Ford, dénommé le « Paris-Brest », au 48 avenue du Mail. Les lignes épurées et presque Streamline de cette construction le consacre comme un bel exemple d’immeuble moderniste à Rennes.
Une insertion architecturale exemplaire
Enfin, les critiques soulignèrent la sensibilité avec laquelle Daboval réussit à moderniser le café dans le respect de son environnement chargé d’une haute valeur architecturale. Yvanhoé Rambosson s’enthousiasmait : « En établissant avec autant de mesure une conjonction entre le présent et le passé, M. Daboval a fait preuve d’une subtile compréhension qui grandit son rôle et mérita la plus large approbation[12] ». L’œuvre de Daboval était en effet d’une simplicité et d’une élégance toute classique obtenue par le dessin général des espaces qui composait des pièces aux formes régulières ainsi que par les moulures denticulées et les motifs en damiers des lambris. Les arcades du dancing constituaient un rappel ingénieux des arcades extérieures de l’édifice dans lesquelles se nichait le café. Ce classicisme se faisait toutefois sans aucune citation littérale des styles du passé. Les lignes étaient épurées et le géométrisme était de mise. De ce fait le décor du café est bien caractéristique de l’évolution du style Art déco des années 1930.

Les derniers apports de Vischer
Le café est inauguré en grande pompe le 8 octobre 1932, en présence de nombreuses personnalités importantes parmi lesquelles Monsieur Tromeur, adjoint au maire de Rennes. Mais Vischer ne se considérait visiblement pas comme satisfait. Trois ans plus tard, il annexait de nouveau des locaux contigus pour y faire un « bar américain » qui sera baptisé Le Triomphe[13]. C’est l’architecte Chouinard qui s’est occupé alors de l’agencement du bar dans lequel prendra place le fameux barman « Jim ». Comme pour le reste du café, Vischer voulait marquer ses clients en recherchant la contribution d’un maître reconnu. C’est à André David qu’il commanda les splendides peintures représentant des figures féminines triomphantes conduisant leurs chars tirés par des chevaux ailés. Cette composition, récurrente dans l’œuvre du peintre, était du dernier cri tant du point de vue du style que de l’iconographie. Les peintures faisaient en effet écho aux laques de Jean Dunand pour la grande salle à manger du Normandie, paquebot au décor duquel contribua David. L’enseigne lumineuse qui accueillait les clients témoignait aussi de la prise en compte des derniers procédés d’éclairage commercial. La nuit, le nom de l’établissement, écrit dans une typographie moderne, était illuminé et semblait flotter au-dessus de l’entrée.
Léna Lefranc-Cervo.
Octobre 2022.
[1] « Construire et aménager. A Rennes Monsieur Daboval rénove d’anciennes constructions », L’intransigeant, 15 décembre 1932, p.9.
[2] Lettre de Henri Vischer au maire de Rennes, 15 octobre 1931, et lettre de Henri Vischer au maire de Rennes, 12 août 1931, Rennes, Archives municipales, 799 W 135.
[3] « Après la réouverture de l’Europe », L’Ouest-Eclair, 2 juin 1932, p.10.
[4] Ibid.
[5] Yvanhoé Rambosson, « L’architecture nouvelle en Province. M. Daboval rajeunit un café en Province », Comoedia, 28 novembre 1932, p.3.
[6] René Chavance, « Régionalisme. Un aménagement moderne à Rennes », La Liberté, 20 octobre 1932, p.2.
[7] Denise Delouche, Louis Garin (1888-1959) : artiste de la Bretagne, Rennes, Terre de Brume, 2001.
[8] « Dans Rennes qui se modernise. Le Grand Café-Glacier a réouvert ses portes », L’Ouest-Eclair, 9 octobre 1932, p.7.
[9] Jean Favier, La Menuiserie moderne. Bois, Editions Alexis Sinjon, 1937.
[10] On peut y trouver des planches concernant notamment les chalets de Megève réalisés par l’architecte Henri-Jacques Le Même, des œuvres de Pierre Patout et Gaston Castel. Le café-glacier de Rennes n’est pas la seule réalisation de Daboval présentée dans ce recueil, y sont aussi reproduits des vues du Guignol réalisé à bord du Normandie et le hall d’une maison édifiée dans l’Oise où Daboval possédait une agence.
[11] Jehan Tholomé, « De passage à Rennes, le Président Doumergue reçoit le représentant de « l’Ouest-Eclair » et lui accorde une interview », L’Ouest-Eclair, 4 septembre 1935, p.6.
[12] Yvanhoé Rambosson, L’architecture nouvelle en province. M. Daboval rajeunit à Rennes un café historique », Comoedia, 28 novembre 1932, p.3.
[13] « Le « Triomphe » du Grand Café Glacier », L’Ouest-Eclair, 31 octobre 1936, p.7.
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