La publication en 1893 de La légende de la mort chez les Bretons armoricains par Anatole Le Braz (1859-1926) a profondément marqué non seulement la représentation de la Bretagne, mais également celle de ses habitants. La péninsule y est décrite comme le pays de la mort et les Bretons comme perpétuellement hantés par la préoccupation de l’au-delà. Que pouvons-nous dire grâce aux collections du Musée de Bretagne sur ce sujet de choix pour l’étude des mentalités ?
Memento mori
L’attitude devant la mort est sans doute celle qui exprime le plus profond de l’être. L’action de l’Église catholique a beaucoup contribué à entretenir les peurs qu’elle suscite. D’ailleurs, la présence de l’au-delà s’exprime artistiquement de manière concrète dans et autour des édifices religieux bretons.

Quand le croyant n’a pas à faire face à des démons ou à des squelettes comme dans les danses macabres du 15e siècle de la chapelle de Kermaria-An-Isquit à Plouha et de l’église de Kernascléden, il est le plus souvent confronté à des crânes humains qui l’invitent à méditer sur la vanité de la vie terrestre.

À partir du 17e siècle, des ossuaires sont construits près des cimetières. Jusqu’au début du 20e siècle, ils présentent au regard des habitants et des voyageurs les ossements des défunts. Des inscriptions latines comme « Memento mori »/ « Souviens-toi que tu dois mourir » ; « Hodie mihi, cras tibi »(parfois en breton « hirie dime, warc’hoazh dide »)/ « Moi aujourd’hui, toi demain » ; ou « Respice finem »/ « Songe à ta fin », répondent au mobilier macabre spectaculaire des boîtes à crâne.

Dans l’ornementation des enclos paroissiaux apparaît parfois l’Ankou, représenté sous les traits d’un squelette brandissant une lance, une flèche ou une faux. Il n’est pas vraiment la personnification de la Mort, mais plutôt son bras droit chargé de collecter les âmes des défunts. En effet, l’Ankou n’est pas unique : dans chaque paroisse le dernier mort de l’année a ce rôle, sauf à Guéméné-sur-Scorff et à Berné où le travail de l’Ankou est assuré par le premier mort de l’année.

Crânes, fémurs et êtres décharnés ont longtemps illustré les placards funéraires, les billets d’obsèques et les lettres de faire-part qui notifient un trépas et recommandent aux prières la personne décédée. Les placards étaient affichés à la porte des églises, à l’entrée des cimetières et sur les tentures des maisons mortuaires. Les plus anciens conservés au Musée de Bretagne datent de 18e siècle, mais ils étaient déjà en usage, au moins à Paris, depuis le premier tiers du 17e siècle. C’est à partir des années 1680, qu’ils ont commencé à être illustrés, voire historiés. Vers le milieu du 18e siècle le modèle type est complexifié avec un encadrement symbolique au caractère macabre fort exagéré. Durant la seconde moitié du 19e siècle, l’encadrement se limite à une bordure noire.

L’Anaon : le peuple des âmes des trépassés
Anatole Le Braz explique dans son enquête que pour les Bretons Armoricains la rencontre d’un mort est tout aussi logique que de croiser un vivant. Si le christianisme a inculqué la croyance d’un séjour des âmes, composé d’un enfer, d’un purgatoire et d’un paradis, ces noms demeurent de vagues régions géographiques impossible à situer : tout juste sait-on grâce à l’iconographie religieuse que les damnés sont poussés par les démons dans la gueule monstrueuse de l’engoulant. Même si nombres de Bretons ont adopté la terminologie chrétienne, la plupart se représentent la vie future comme une continuation de la vie actuelle.

La mise au cercueil, la mise en sépulcre, tout cela n’est que rite, le peuple des défunts, l’anaon, se promenant en liberté parmi les vivants. D’ailleurs jusqu’au 19e siècle, les enterrements s’accompagnent d’usages de balisage comme heurter avec le cercueil les croix situées le long de la route pour permettre à la personne décédée de retrouver le chemin de son domicile.

Outre la nuit de la Toussaint, la nuit de la Saint-Jean a toujours été une date privilégiée dans les hameaux de Basse-Bretagne pour communiquer avec les trépassés. Quand les tantad/bûchers sont allumés, les grâces sont récitées et les participants rangés dans une file marchent en silence autour du feu : au troisième tour, chacun ramasse à terre un caillou et le jette dans les flammes. Ce caillou s’appelle dès lors anaon. Quand la foule s’est dispersée, les morts accourent pour s’asseoir sur les cailloux pour se chauffer, car les morts sont toujours transis de froid comme le rappelle l’expression « Ar maro ién »/ « la mort froide ».
En 1912, Charles Le Goffic conte son séjour au bourg de Plougastel le 1er novembre 1911, jour de la distribution du bara an anaon/pain des âmes des morts, veille de la Goël ann Anon/Fête des Morts, expliquant qu’« on est encore persuadé, en Bretagne, qu’à certains jours de l’année les défunts quittent leur sépulture et réintègrent les maisons qu’ils habitent de leur vivant ». C’est pourquoi à la Toussaint, dans certaines paroisses du Léon et de Montagnes-Noires, était disposé, sur la table de famille, un repas de crêpes et de lait (kik-saezon) pour les personnes décédées : c’est de cette croyance que serait née, dans le pays de Plougastel, la coutume du partage entre tous les membres d’une famille du bara an anaon, petit pain bénit, dont le produit de la vente servait aux messes pour le repos des trépassés. La part des membres de la famille absents était précieusement gardée et surtout attentivement regardée jusqu’à leur retour comme un intersigne de leur bonne santé, les morceaux qui venaient à moisir étant un avertissement que leurs vies étaient en danger. Durant ces Breuriez/frairies de la fête de la Toussaint, était vendu aux enchères le gwezenn avaloù/arbre aux pommes, également appelé gwezenn an anaon/arbre des âmes.

Cette tradition qui s’est progressivement éteinte entre 1915 et les années 1970 est aujourd’hui relancée dans plusieurs villages de PlougasteL Le gwezenn an anaon est généralement taillé dans une branche de houx ou d’if. Au bout de ses branches, sont fixées des pommes en nombre impair. Celui qui remporte l’enchère a en général subi un deuil dans l’année : il garde la plus belle pomme et distribue les autres, puis il prend soin de l’arbre jusqu’à la cérémonie suivante.
Le culte des morts
Avec la création du système des concessions dans les cimetières en 1804, le culte des morts se développe. Il se renforce, un peu moins d’un siècle plus tard, avec la construction des monuments aux morts pour commémorer la guerre de 1870-1871 et le conflit mondial de 1914-1918.

Mais au cours du 20e siècle, les cimetières sont transférés à la périphérie des bourgs et les ossements des ossuaires sont enlevés : la familiarité avec la mort et les trépassés s’amenuise. Les transformations culturelles et matérielles, la déchristianisation, la rupture des solidarités, la mort à l’hôpital ou en maison de retraite sont autant d’éléments qui changent la culture de la mort, font disparaître des gestes traditionnels comme le port de la croix par un voisin lors de l’enterrement ou le rite de la veillée funèbre.
De nos jours et comme autrefois, les souvenirs mortuaires restent des outils pour surmonter le deuil. La sépulture, qui peut prendre la forme d’une chapelle, d’un gisant ou tout simplement d’une dalle de pierre ou d’un monticule de terre, est le lieu de recueillement qui permet de faire vivre la mémoire des défunts au fils des années.

Entretenir et décorer la tombe constitue un rituel important notamment pour les Catholiques au moment de la Toussaint. Croix, plaques funéraires et couronnes sont des objets du souvenir qui permettent de matérialiser l’hommage au proche disparu et de laisser un message personnalisé.

Pendant tout le 19e siècle, il n’était pas rare de conserver chez soi des souvenirs mortuaires : mèches de cheveux arrangées de manière artistique dans des médaillons, des bijoux ou des cadres ; masques mortuaires ; fleurs séchées des couronnes disposées lors des enterrements…

Avec l’avènement de la photographie, il a été possible de créer une image du défunt qu’il n’avait pas pu faire ou avoir de son vivant. Les familles demandaient à des photographes, comme Émile Houdus (1906-1993) ou Henri Rault (1891-1931) du pays de Fougères, de venir à domicile immortaliser leur proche décédé. Les photos post-mortem d’enfant sont les plus nombreuses à une époque où des maladies comme le choléra et la variole engendraient un taux de mortalité infantile élevé.

Comme l’a prouvé La Légende de la mort, coutumes et monuments de Bretagne témoignent d’une véritable culture macabre : intersignes annonciateurs de décès, Ankou, peuple des trépassés, revenants, ossuaires, cérémonies religieuses et rites anciens autour du défunt… Autant de témoignages qui attestent d’une grande familiarité de la population de Basse-Bretagne avec la mort. Cependant, le pays gallo ne semble pas avoir de particularité notable dans sa manière d’appréhender le trépas. Si le Musée de Bretagne conserve une riche iconographie des monuments mégalithiques funéraires, des cimetières, des enclos paroissiaux qui sont autant de traces matérielles de la mort sur tout le territoire breton, ses collections donnent également à voir des objets et des documents qui offrent une vision plus intime de la place de la mort dans la vie tant matérielle que spirituelle des Bretons.
Sophie Chmura.
BIBLIOGRAPHIE :
Croix (Alain), « Mort », Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, PUR, 2013, p. 671-674.
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