Début 2022, des photographies exceptionnelles liées à l’Affaire Dreyfus, et pour la plupart inédites, étaient proposées à la vente. Le Musée de Bretagne bénéficie d’un budget conséquent pour acquérir chaque année de nouvelles collections, mais plusieurs acquisitions allaient solliciter l’entièreté du budget 2022. Ne voulant pas passer à côté de ces photographies rarissimes, le Musée s’est lancé dans une campagne de financement participatif pour la première fois. Grâce à 98 généreux donateurs, la somme de 10 000 € a pu être réunie et l’acquisition menée à bien.
Le Musée de Bretagne remercie chacun des 98 donateurs qui ont permis de faire aboutir l’acquisition. Parmi eux, il compte notamment l’association des amis du Musée de Bretagne et de l’Écomusée de la Bintinais, la société archéologique et historique d’Ille-et- Vilaine et la Ligue des droits de l’Homme.
C’est avec un grand plaisir que nous partageons aujourd’hui ces photographies avec vous.
Six photographies prises à bord du Sfax (juin 1899)
Le Sfax est un croiseur construit à Brest pour la marine nationale en 1884, il rassemble à son bord 486 membres d’équipage.
Le 3 juin 1899, le jugement prononcé en 1894 à l’encontre du capitaine Alfred Dreyfus est cassé par la cour de cassation, l’affaire est renvoyée devant le conseil de guerre de Rennes.
Il faut aller chercher Dreyfus détenu sur l’île du diable depuis plus de quatre ans ; le capitaine est replacé temporairement dans son grade. Le bateau quitte l’île du diable le 9 juin 1899 et arrive en vue des côtes bretonnes 20 jours plus tard. Dreyfus débarque à Port-Haliguen (Quiberon) dans la nuit du 30 juin au 1er juillet 1899. Le voyage se poursuit ensuite jusqu’à Rennes où Dreyfus est incarcéré à la prison militaire en attendant la révision du procès.
Les images connues du Sfax figurent généralement une vue d’ensemble du navire en mer. Il s’agit de cartes postales illustrées ou éditées d’après photographies, soulignant, par le biais d’une légende, le lien entre le bateau et Dreyfus.

A peu de chose près, ce sont les mêmes illustrations que l’on retrouve dans la presse, à l’exception du journal L’Illustration du 8 juillet 1899 : cinq photographies prises à bord du navire y sont reproduites, sur lesquelles apparait le capitaine Dreyfus vêtu en civil, casque sur la tête.

Trois des six photographies acquises sont reproduites dans ce numéro de L’Illustration. A l’exception de la photographie montrant l’embarquement de Dreyfus, les autres évoquent toutes les promenades du capitaine sur le pont du navire.

Dans L’Illustration, les photographies portent la signature de Charaire : E.Charaire est attesté comme lithographe-imprimeur à Sceaux, très importante imprimerie, qui réalise d’ailleurs le célèbre jeu de l’oie de l’affaire Dreyfus, ainsi que la série d’affiches Dreyfus est innocent/Dreyfus est un traitre, conservés au musée de Bretagne.
Il est impossible que Charaire soit l’auteur des photographies : son imprimerie travaille fréquemment avec la grande agence de presse Roll, mais il est difficile d’imaginer, vu les moyens d’informations et de transport de l’époque, qu’un photographe ait pu être informé à temps et autorisé à monter à bord du Sfax. D’autant que le retour de Dreyfus a été tenu secret, il est donc vraisemblable qu’un des membres de l’équipage disposait d’un appareil photographique et soit l’auteur des clichés.
Ces images sont d’une grande rareté, toutes sont légendées et datées au crayon. La photographie qui montre Dreyfus montant à bord du navire est particulièrement émouvante, le capitaine emprisonné depuis presque cinq ans, effectue néanmoins le salut militaire à son arrivée.

Plus tard il écrira « Je revenais pour chercher la justice, l’horrible cauchemar prenait fin« , comme on le sait ce ne sera pas exactement le cas. Dans un télégramme adressé à son épouse Lucie et envoyé depuis Cayenne le 6 juin 1899 il écrit « cœur, âme, avec toi, enfants, tous. Je pars vendredi« .

Les photographies témoignent de sa frêle silhouette : atteint de malaria, dénutri, amaigri, Dreyfus est autorisé à se promener sur le pont quelques heures par jour, ce sont ces moments que le photographe a saisi.
Un album de photographies réalisées durant le procès de Rennes : Conda[m]nation Dreyfus, Rennes 1899
Le musée de Bretagne conservait jusque là deux albums de photographies liés au second procès d’Alfred Dreyfus à Rennes du 7 août au 9 septembre 1899. L’un, donné par Jeanne Lévy, la fille d’Alfred et Lucie Dreyfus, contient près de 200 images, majoritairement légendées. Le second album, acquis en vente publique en 1992, est dit album Chincholle, car il appartenait à Henri-Charles Chincholle, journaliste au Figaro qui couvrait le procès de Rennes pour ce journal. Celui-ci contient à la fois des photographies et des articles de presse. D’autres photographies isolées ou au cœur d’albums de famille existent également ; la photographie qu’elle soit production d’amateurs ou fruit du travail de journalistes, affirme véritablement sa présence comme témoin visuel de l’Affaire.
Les scènes se déroulent majoritairement dans la cour du lycée de garçons (lycée Émile Zola aujourd’hui) où s’est tenu le Conseil de guerre, cour dans laquelle se réunissaient les journalistes ainsi que tous les acteurs du procès. Les abords du lycée, l’avenue de la gare, la maison où loge Lucie Dreyfus font aussi partie des lieux les plus photographiés.
Lorsque l’on feuillette ces albums, une impression de « déjà vu » frappe le regard : une réelle parenté existe par le fait même d’un périmètre géographique restreint, mais en étudiant de plus près ces photographies des différences apparaissent et confèrent à chaque album une véritable spécificité. Les mentions écrites lorsqu’elles existent apportent bien évidemment de précieuses informations.
L’album que le Musée de Bretagne vient d’acquérir grâce au financement participatif regroupe 78 photographies. Bien que majoritairement datées et légendées, elles demeurent d’un auteur à ce jour inconnu. Il est fort probable néanmoins, vu la précision des légendes, la connaissance fine des intervenants et la durée de la présence de l’auteur, qu’il s’agisse d’un journaliste, d’un sténographe ou d’un photographe accompagnant un journaliste.

Plusieurs légendes évoquent notamment la salle des sténographes, les mentions écrites nomment expressément les membres de cette profession. À partir de quelques légendes qui ne manquent pas de piquant, on peut supposer que cette personne avait plutôt une inclination dreyfusarde : ainsi commentant la photographie qui figure Barrès et Lemaitre, il inscrit en légende « La patrie française« .

Les mentions écrites sont minutieuses et apportent des informations documentaires d’un grand intérêt qui permettent d’identifier un grand nombre de personnes, moins connues que celles habituellement repérées.
Vers la fin de l’album plusieurs photographies évoquent les obsèques du colonel Lohé à Rennes le 18 aout 1899 : Joseph Salomon Lohé (31.07.1847-17.08.1899), fils d’un brigadier de gendarmerie, fait ses armes dans l’infanterie jusqu’au grade de capitaine avant de passer à la gendarmerie. II est détaché en Algérie au début de sa carrière, avant de combattre en 1870 et pendant la Commune. Il est blessé trois fois en 1870 et 1871. Il est promu lieutenant-colonel le 16 avril 1898 et désigné le même jour comme commandant la 10e légion de gendarmerie dont le siège se trouve à Rennes. C’est donc à lui que revient l’organisation du service d’ordre pendant le procès.
De fait, avec le préfet Duréault, le préfet de police Hennion et le directeur de la sureté Viguié, Lohé fait partie des hommes en charge de la sureté de Dreyfus et du maintien de l’ordre dans la ville.
Évoquant ces quatre hommes, Charles Chincholle écrit dans Le Figaro du 9 août 1899 : « Ils ont la responsabilité de la vie du prisonnier et pensant à la fureur qui est déchainée par beaucoup contre lui, ils se disent qu’un coup de revolver est bien vite tiré« . Chaque jour un protocole bien rodé se met en place pour évacuer l’avenue de la gare, mettre en place un barrage et faire venir Dreyfus depuis la prison militaire et vice-versa en fin de journée : ce sont les gendarmes à pied et à cheval, sous la responsabilité de Lohé qui se chargent de cette manœuvre.

Le 17 août Joseph Lohé meurt d’une crise cardiaque : les antidreyfusards s’emparent de ce décès brutal, qui marque l’opinion publique, ils insistent sur l’épuisement et la lourde charge qui pèsent sur le service d’ordre. Le Patriote breton s’insurge le 22 août : « Que de morts déjà pour ce Dreyfus, le traitre, l’espion prussien ! Est-ce la dernière…Non peut-être Hélas ! ».

La famille du défunt voulant éviter toute manifestation souhaite que le service religieux se déroule à Verneuil où le commandant sera inhumé. C’est sans compter sur la volonté des officiers en poste et des officiels qui souhaitent lui rendre un dernier hommage. Sur ces photographies, on constate également que la foule des Rennais se presse pour accompagner le cercueil jusqu’à la gare, nous n’avions jusqu’alors aucune photographie de cet évènement.
Pendant toute la durée du procès une grande tension règne sur la ville, entre manifestations, échauffourées, tentative d’assassinat de maitre Labori, etc. Toute une série d’évènements met à rude épreuve les différents services d’ordre, et le décès soudain de Joseph Lohé ajoute encore à l’électricité ambiante.
L’intérêt de cet album et des photographies du Sfax, réside dans le récit en images qu’ils nous permettent de reconstituer, en lien bien évidemment avec la connaissance historique des faits.
A nouveau, le Musée de Bretagne vous remercie !
Laurence Prod’homme et Fabienne Martin-Adam.
Décembre 2022.