Histoire d’un décor rennais : Le Piccadilly

Les années 1930 furent une période faste pour le Café Glacier, ancêtre du Piccadilly à Rennes, qui s’affirma comme un établissement de première importance dans le paysage rennais. En mobilisant artistes et décorateurs modernes de la scène locale pour concevoir un décor à la mode, son propriétaire Henri Vischer avait réussi à donner élégance et éclat à son café lui conférant ainsi une grande attractivité. Mais les années qui suivent la cession de son établissement par le tenancier sont des années de déclin pour le Glacier. Trois nouveaux propriétaires vont se succéder en l’espace d’une quinzaine d’années. C’est sans doute à cette période que le café perd ses décors de Louis Garin et que les mosaïques Odorico sont recouvertes de plâtre. Au début des années 1970, le café ne fonctionne plus et il faudra attendre 1975 pour assister à sa renaissance lorsque René-Claude Dauphin en devient le nouveau propriétaire. Celui-ci semble résolu à « redonner vie à ce coin des galeries, qui fut, jadis, l’un des hauts lieux de l’animation du centre[1] ». Le jeune entrepreneur ne cache d’ailleurs pas sa stratégie commerciale. Comme Vischer avant lui, il est convaincu que c’est par le décor que le Café renaîtra : « Le Glacier, c’était tout d’abord un emplacement fabuleux, sans doute le meilleur de Rennes. De plus avec une telle surface, on peut faire beaucoup. Je pensais donc possible de le faire revivre en investissant dans le décor, ce qui n’était à l’époque pas encore passé dans les mœurs des restaurateurs. Au début des années 1970, on restait encore très traditionnel au niveau du choix de la décoration (…) j’ai donc investi énormément dans le décor[2] ».

Une nouvelle parure

Il confie donc le soin de redécorer son établissement à l’artiste d’origine rennaise Jean Aubin. Né en 1929, Aubin a fait ses études à l’École des beaux-arts de Rennes avant de s’installer à Paris et de continuer son apprentissage en travaillant également au côté du peintre Robert Falcucci, célèbre affichiste de l’entre-deux-guerres. Il commence par réaliser les décors de cabarets parisiens avant de s’occuper de ceux de casinos aux quatre coins de la France. En 1957, il réalise la décoration de L’Olympia à Paris ainsi que des décors éphémères de spectacles. C’est donc un artiste déjà reconnu que René-Claude Dauphin engage pour recomposer le décor du café qui est alors rebaptisé Le Piccadilly-Tavern, du nom de ce quartier très animé de Londres.  

Le décor conçu par Aubin est à la pointe de la mode et fait écho aux créations contemporaines parisiennes. René-Claude Dauphin est alors très impressionné par les intérieurs de drugstores, cafés et restaurants composés par Slavik[3], chef du département design du groupe Publicis. Le décor qu’Aubin compose s’inspire des réalisations du parisien. Il fait le choix de banquettes capitonnées Chesterfield et de luminaires colorés « Tiffany » que Slavik avait déjà employés au café Le Berkeley (Paris, 8ème). Mais c’est surtout le décor du London-Tavern (Paris, 6ème), composé en 1968, qui sert de modèle au Piccadilly qui lui reprend ses rampes à balustres et son plafond en papier gaufré. Ce style néo-victorien va permettre de conserver l’ambiance chaleureuse et en même temps la prestance de l’ancien décor des années 1930 et d’intégrer les anciens lambris de Daboval qui, une fois décapés, retrouvent alors les teintes chaudes du bois d’origine. Les travaux essaieront également de remettre à jour les anciennes mosaïques d’Odorico, mais la tentative d’enlèvement des couches de plâtre entrainera leur désintégration.

Jean Aubin, Projet pour la décoration intérieure du Piccadilly, 1975.

L’espace de l’ancien dancing, plus haut de plafond, donne lieu à la construction d’une mezzanine. L’accès à l’étage supérieur se fait à la fois par un premier escalier traditionnel et par un second à vis. René-Claude Dauphin, souhaitant faire profiter ses clients de la même ambiance animée et détendue qui avait jadis marquée le Café Glacier, il fait prévoir par Aubin une tribune pour le pianiste au rez-de-chaussée. Le décorateur parvient à conserver l’intimité du lieu en aménageant des tables isolées dans des petits coins du café. Aubin n’hésite pas non plus à recouvrir tout l’espace du café-restaurant de moquette, ce qui, à l’époque, impressionna le public et la critique habitués au traditionnel et austère carrelage.  Les travaux s’achèvent après plus de six mois d’intervention et le Piccadilly ouvre alors ses portes en janvier 1976. Le nouveau décor fera date dans le paysage rennais : une dizaine d’années plus tard, les propriétaires du Café de la Paix feront à leur tour appel à Jean Aubin pour composer le nouveau décor de leur établissement. L’esprit de compétition entre les grands établissements rennais règne encore.

Le Piccadilly au cœur de la vie artistique rennaise

Le pari est tenu et le Piccadilly redevient un lieu incontournable de la sociabilité rennaise. Fréquenté par un large public, il accueille des écrivains comme Philippe Le Guillou qui écrira nombre de ses ouvrages au « Picca ». L’établissement est aussi le lieu de rendez-vous des artistes comme le peintre Claude K’Oullé, un habitué de l’établissement où il vient régulièrement prendre son ballon de vin rouge. C’est lui qui propose à René-Claude Dauphin de peindre la coupole de la mezzanine. Dans un premier temps, ce dernier décline l’offre pour des raisons financières, mais en janvier 1982[4], la stabilité économique retrouvée, il passe la commande à K’Oullé, pour la somme de 8.000 francs. Le thème retenu est celui d’un match de polo. Les joueurs sont représentés selon une vue da sotto in su et semblent réellement plonger sur les clients du café. L’inspiration impressionniste de la touche de K’Oullé fait littéralement vibrer ce plafond, renforçant la sensation de mouvement.

Claude K’Oullé, esquisse préparatoire pour le décor de la coupole du Piccadilly, 1985.

Lorsqu’il reviendra au Piccadilly plusieurs années plus tard, le peintre sera heureux d’y retrouver son œuvre : « mes couleurs au Picca, une véritable palette de couleurs arrosée de très vieux vin pour l’inspiration[5] ». Né d’un père landernéen et d’une mère lannionnaise, Claude K’Oullé a été l’élève de Camille Godet à l’École des beaux-arts de Rennes où il reste pendant sept années[6]. Déjà talentueux, il obtient le premier prix des Beaux-Arts puis un autre premier prix décerné par Ouest-France[7]. Il se fixera ensuite à Guipry où il deviendra alors la « mascotte du pays[8] ».

Endossant le rôle de mécènes, René-Claude et son épouse Marylène Dauphin n’hésitent pas à passer commande à d’autres artistes qui fréquentent leur établissement notamment à Mariano Otero. Originaire d’Espagne, Otero a fui le franquisme avec sa famille pour venir s’installer à Rennes. Il rentre très jeune à l’École des beaux-arts qu’il fréquente de 1957 à 1962. Il deviendra par la suite le directeur de l’Académie libre « L’Escabeau » à Rennes, et le fondateur et président du jury du Grand Prix de peinture de la ville de Saint-Grégoire pour la mairie de laquelle il réalise la « Marianne ». Peintre mais également illustrateur, il obtient une importante renommée et la publication de plusieurs ouvrages consacrés à son œuvre [9]. Une belle exposition posthume lui sera consacrée à l’Opéra de Rennes en 2020. A côté de ses fameuses Baigneuses, Otero peint également des natures mortes où se ressent l’influence du cubisme. L’une d’entre elles sera spécialement créée pour orner la couverture du menu du Piccadilly.

Mariano Otero, nature morte décorant la couverture du menu du Piccadilly

Quant à la carte des vins, elle sera décorée par un autre peintre, Alex Garel qui représente une bouteille et des fruits réalisés à la manière des peintres « réalistes » du 17e siècle français. René-Claude et Marylène Dauphin soutiendront par ailleurs le travail de ces artistes en collectionnant leurs œuvres. Le couple possède notamment des toiles de Garel et de K’Oullé.

Le Verre gravé du musée de Bretagne

Le décor intérieur du Piccadilly reçoit un verre gravé qui constitue l’unique élément encore subsistant du décor des années 1980. En février 1982, René-Claude Dauphin passe la commande d’une dalle de verre gravée et décorée d’une hauteur de 190 cm par 143 cm pour la somme de 15.000 francs à une miroiterie parisienne de Ménilmontant, Bosch Frères[10]. René-Claude Dauphin choisit lui-même le thème qui sera représenté sur le verre : l’Union de la Bretagne à la France. Ayant une idée très précise de l’image qu’il souhaite fixer sur l’œuvre, il fournit à l’artisan une carte postale représentant un monument éponyme, jadis abrité dans la grande niche centrale de l’hôtel de ville de Rennes situé juste en face du Piccadilly. Le 7 août 1932, à l’occasion du quatrième centenaire du rattachement du duché de Bretagne au royaume de France, le monument avait été dynamité par les autonomistes bretons du Gwen ha Du. Réalisé par le sculpteur Jean Boucher en 1911, il représentait en effet la duchesse Anne de Bretagne agenouillée devant le roi Charles VIII.

Les années 1980 ne sont pourtant pas propices à l’apaisement. Si les procès des années 1976-1978 mettront un terme au militantisme parfois violent du Front de Libération de la Bretagne (FLB), les attentats reprendront à partir du début des années 1980, menés cette fois-ci par l’Armée Révolutionnaire Bretonne (ARB). Dans ce contexte agité, René-Claude Dauphin recommande à son artisan de modifier la disposition des personnages. C’est ainsi que, d’une manière plus consensuelle, la duchesse est finalement placée sur le trône et c’est le roi qui est représenté agenouillé devant elle. Pour le reste, Bosch a cité presque littéralement la scène originale en reprenant les mêmes personnages. On y retrouve notamment le guerrier s’appuyant sur son épée, le gaulois casqué, la femme en coiffe du XVe siècle avec son nourrisson ainsi que le breton en costume traditionnel. L’artisan supprime cependant les détails et atténue le naturalisme du traitement très académique de Boucher.

Panneau décoratif en verre gravé provenant du Piccadilly – CC BY NC ND – Collection Musée de Bretagne, Rennes

Le verre reste en place dans la salle de restaurant jusqu’à la vente du Piccadilly par René-Claude Dauphin en 2011. À cette époque, l’état du bâtiment est très préoccupant et un arrêté de sinistre est pris après le déclenchement d’un incendie.

Le panneau en verre gravé en situation, au Piccadilly.

C’est très probablement à ce moment que le verre est caché sous plusieurs couches de plâtre, sans doute pour le protéger. Mais les travaux vont durer longtemps et le verre est oublié. Il ne sera redécouvert qu’en 2016 à l’aune du nouveau chantier de décoration du Picca[11]. L’année suivante, le nouveau propriétaire décide d’en faire don à la ville de Rennes et il est alors prévu que l’œuvre soit intégrée aux collections patrimoniales de l’Opéra. Finalement, le verre est affecté aux collections du musée de Bretagne après un transfert de propriété de la ville de Rennes à la communauté d’agglomération Rennes Métropole.

Une période florissante

La direction de René-Claude et Marylène Dauphin est demeurée une période florissante pour le Piccadilly qui tint son rang d’établissement de sociabilité incontournable de la vie rennaise qu’il avait avant la guerre. Preuve du succès de l’entreprise, le livre d’or du Picca, signé par nombre d’artistes, dessinateurs, écrivains, chanteurs et musiciens célèbres qui défilèrent entre ses murs. Le breton Jean-Claude Fournier, auteur des Spirou et Fantasio, et Malo Louarn, qui fut son collaborateur, y improvisent quelques dessins humoristiques[12]. On y trouve aussi les signatures des grands représentants de la culture bretonne comme Alan Stivell, qui achève son message d’un triskell, et Dan ar Braz, mais aussi des figures de la scène française comme Alain Souchon, Catherine Lara ou Maxime Le Forestier. Claude Nougaro, lui, laisse de son passage ces quelques lignes inédites, improvisées en quelques secondes :

Quelle mouche te pique cher Adily ?

La mouche du désir

d’aller tout de go

boire mon élixir

dans le cadre show-chaud

de cette brasserie

où la jeunesse rit…

J’ai nommé, tu le lis,

le bon Picadilly

Dédicace de Claude Nougaro, 7 mars 1981, Livre d’or du Piccadilly, Archives René-Claude et Marylène Dauphin.

Léna Lefranc-Cervo.

Décembre 2022.

Je tiens à remercier Monsieur et Madame René-Claude et Marylène Dauphin ainsi que Monsieur Jean-Christophe Collet, Monsieur Stéphane Dauphin pour leur aide dans la rédaction de cet article.


[1] Henri Bourge, « La refonte du « Glacier ». Avec le Piccadilly-Tavern revient le temps de l’apéritif-concert », Ouest-France, 16 décembre 1975, p.12.

[2] « Portrait : Claude Dauphin Propriétaire du Piccadilly », Economie et Gestion, 1984-1986.

[3] Voir notamment Pascal Bonafoux, Peter Knapp, Margo Rouard Snowman, Slavik, les années drugstore, Paris, Norma, 2021.

[4] Lettre d’engagement de Claude K’Oullé pour les travaux de décoration au Picca, 7 janvier 1982, Rennes, Archives René-Claude et Marylène Dauphin.

[5] Claude K’Oullé, 20 novembre 2000, Livre d’or du Piccadilly, Rennes, Archives René-Claude et Marylène Dauphin.

[6] « Des œuvres exposées à la Maison du port ce week-end », Ouest-France, 10 janvier 2014, p.16.

[7] « Claude K’Oullé, un grand artiste peintre local », Ouest-France, 20 juillet 1989, p.18.

[8] Ibid.

[9] Voir notamment Jean-Louis Coatrieux, Mariano Otero, les Baigneuses, Rennes, Editions La Part Commune, 2020.

[10] Facture Bosch frères au Piccadilly, établie le 28 février 1982, Rennes, Archives René-Claude et Marylène Dauphin.

[11] Agnès Le Morvan, « Une œuvre en verre gravé découverte au Picca », Ouest-France, 22 mars 2017.

[12] Dessins de de Jean-Claude Fournier et de Malo Louarn, Livre d’or du Piccadilly, Rennes, Archives privées René-Claude et Marylène Dauphin.

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