La patrimonialisation de la mode haute couture, luxe, des vêtements aristocratiques, ou encore des costumes traditionnels est déjà bien ancrée dans les politiques de valorisation et d’acquisition des musées. Mais qu’en est-il des vêtements dits utilitaires, des vêtements du quotidien ou des classes populaires ? Ils représentent un véritable angle mort au sein des collections publiques françaises. Les collections les plus importantes ne se trouvent pas dans les musées de mode : par exemple, le Palais Galliera, musée de la Mode, ne possède qu’une dizaine de vêtements de travail. Ces vêtements sont plutôt conservés dans les musées d’histoire, d’ethnographie, ou dans les écomusées. Le Mucem, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, héritier du fonds de l’ancien Musée national des Arts et Traditions populaires, et le Musée de Bretagne possèdent les plus grandes collections de vêtements ouvriers en France. Cet article sera centré sur la collection du Musée de Bretagne, bel exemple de la richesse de ce patrimoine textile du monde ouvrier.
Selon Laurence Prod’homme, conservatrice du patrimoine au Musée de Bretagne, plus de 200 pièces textiles relatives au vêtement de travail sont répertoriées dans la base de données du musée. Au sein de cette collection, se trouvent un certain nombre de vêtements dits ouvriers. Le terme désigne, pêle-mêle et de manière non exhaustive, le bleu de travail de l’ouvrier d’usine, le velours du charpentier, la salopette, la combinaison du mécano, le vêtement du mineur, mais aussi celui de l’ouvrier agricole, la biaude[1], la blouse… En somme, tous les vêtements des travailleurs manuels.

Nous nous intéresserons à la constitution de cette collection, à la conservation et à la valorisation de ces vêtements par le musée, ainsi qu’à son rôle dans la reconnaissance patrimoniale du vêtement ouvrier. Ce sujet de la patrimonialisation du vêtement ouvrier a été plus amplement développé dans notre mémoire de recherche intitulé Le vêtement ouvrier: vers une plus grande reconnaissance patrimoniale et muséale[2].
Dans le cadre de ce mémoire, une enquête a été réalisée afin de répertorier les musées qui conservent ces vêtements en France, en analysant leurs politiques d’acquisition, de conservation et d’exposition. Le Musée de Bretagne s’est alors imposé comme une étude de cas particulièrement intéressante. On y découvre de nombreuses vestes de bleu de travail, vêtements classiques bien qu’emblématiques, mais pas seulement. Les collections textiles du Musée de Bretagne en matière de vêtement ouvrier sont très riches et représentatives de la diversité de ces vêtements. Nous y trouvons blouses, pantalons de travail ou encore salopettes, ainsi que des modèles que l’on a moins l’habitude de voir comme un pantalon vert pomme à quadrillage “porté dans l’atelier de peinture” de l’usine Citroën de Chartes-de-Bretagne. La plupart sont datés du 20e siècle et de la période contemporaine. Il est aussi intéressant de relever que ces vêtements sont de véritables témoins de l’histoire ouvrière d’une région donnée, ici, la Bretagne. Les collections varient d’un musée à l’autre en fonction des activités ouvrières pratiquées dans leur région.

Nous avons donc exposé l’importance et la richesse de la collection de vêtements ouvriers du Musée de Bretagne. Mais comment s’est elle constituée ? Usés jusqu’à la corde, ces vêtements étaient souvent jetés par leurs usagers, qui n’auraient certainement jamais imaginé en faire don à des musées dans le but de les conserver et de les exposer. Voyons comment le Musée de Bretagne a réussi à collecter ces vêtements autrefois insignifiants pour la plupart des gens, devenus aujourd’hui pourtant si précieux. Notons l’intérêt des collectionneurs privés à ce sujet, eux qui sont parfois prêts à dépenser plusieurs centaines d’euros pour un tel vêtement. Un jean Levi’s porté par un mineur dans les années 1800, très abîmé, a par exemple été vendu aux enchères à Durango au Nouveau-Mexique pour 76 000 dollars[3]. Un prix historique pour un tel objet, qui montre bien qu’aujourd’hui ces vêtements prennent de plus en plus de valeur.
En 2010, le Musée de Bretagne a entrepris pour la première fois une enquête-collecte sur le vêtement de travail. En effet, selon Laurence Prod’homme, si le musée possédait quelques vêtements avant 2010, aucune collecte n’avait encore été réalisée. Elle concernait plus précisément les vêtements contemporains, qui n’avaient “pas été collectés au départ dans les musées d’ethnographie”[4]. Cela soulève le problème de la valeur accordée à de tels objets par les musées, mais aussi par les visiteurs, qui se rendent au musée pour admirer des trésors. Laurence Prod’homme évoque en effet l’idée de “trésor” associée à l’idée de musée, qui sous-entendrait d’y voir des vêtements précieux, des costumes travaillés. Le reste de la collection de vêtements ouvriers du musée s’est essentiellement constitué grâce à des dons d’anciens propriétaires de ces vêtements.

L’un des rôles du musée est aussi la conservation. Comment convient-il de conserver ces vêtements ? La consigne donnée par le musée concernant la restauration des textiles, de manière générale, est de « les retoucher le moins possible, à la limite (de) créer un soutien à l’intérieur du vêtement pour le mannequiner »[5].
L’usure fait, in fine, la valeur intrinsèque des vêtements ouvriers. Tenter de restaurer un vêtement ouvrier pour le rendre « comme neuf » irait en réalité à l’encontre de l’intérêt historique du processus de patrimonialisation, qui est de valoriser l’histoire ouvrière, l’histoire de ceux qui ont porté ces vêtements. Une histoire précisément visible, tangible, au travers de ces parties rapiécées, déchirées, usées. Laurence Prod’homme, explique que telle chemise, bien rapiécée en de nombreux endroits, n’a toutefois pas été restaurée par le musée. Ce rafistolage est d’époque.

Ces textiles blessés témoignent de la mémoire de millions de vies de labeur… celles des défunts ouvriers légataires d’un historique vestiaire de bleus et de blouses aujourd’hui devenus pièces de musée, voire objets de convoitise.
Lisa Guiou.
Février 2023.
[1] Selon la définition de Jérémie Brucker : « nom de la blouse en Auvergne et dans les régions du Centre de la France », BRUCKER, Jérémie, Avoir l’étoffe : une histoire du vêtement professionnel en France des années 1880 à nos jours, Arbre bleu, 2021, p.363
[2] GUIOU Lisa, Le vêtement ouvrier, vers une plus grande reconnaissance patrimoniale et muséale, mémoire, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022, ROUSSEAU Pascal.
[3] Vente qui a eu lieu lors du Durango Vintage Festivus, le 2 octobre 2022. Vendu à Kyle Haupert et Zip Stenvenson, marchands de vêtements vintage.
[4] PROD’HOMME, Laurence, entretien, par Lisa Guiou, 19 avril 2022.
[5] Idem.