Paul Géniaux et la paludière

Une jeune femme récoltait du sel à la surface d’un marais peu profond, dans la commune de Billiers dans le sud du Morbihan, lorsque Paul Géniaux prit cette photographie. Sa posture reconnaissable, son costume et son lieu de travail nous signalent qu’elle est une paludière ou une saunière bretonne. Une légère brise froisse la surface des bassins derrière elle, pourtant, celui sur lequel elle travaille semble presque gelé, comme si le sel blanc était simplement rasé de sa surface vitreuse. Intellectuellement, une association se fait entre la sensibilité des sels d’argent de la plaque photographique à la lumière et la cristallisation du sel sous l’effet du soleil et du vent. La plaque photographique n’aura nécessité qu’une courte exposition au soleil pour saisir la peau hâlée du visage de la paludière, lui-même
longtemps exposé au soleil d’été. Son visage et ses cheveux sont bordés par un léger foulard en coton, qui laisse voir le soupçon de sa coiffe d’une blancheur éclatante portée au-dessous. Au-dessus d’une robe sombre, elle porte un tablier élimé à motif rayé. Sa technique de récolte du sel a peu changé au cours des siècles. L’image de Géniaux nous laisse voir un ensemble de mouvements corporels appris à travers la répétition, fruit d’un savoir collectif et de pratiques locales.

Marais salants de Billiers, Paul Géniaux, 1895-1905 – Marque du domaine public – Collection Musée de Bretagne, Rennes


Bien qu’elle soit formellement « contenue » par la ligne d’horizon, la silhouette présente dans cette image affiche une étrange et imposante monumentalité. Sa pose est confiante mais non décontractée. Tandis qu’elle se tient debout sur ses pieds nus et craquelés, fermement ancrés dans un lien très fort avec la terre, ses hanches sont tournées vers l’avant, son épaule droite s’abaisse alors que son coude gauche se lève afin de guider l’outil sur la surface. Nous observons son profil pendant qu’elle se concentre sur sa tâche. Cette attitude corporelle minutieuse illustre avec clarté l’utilisation de la « lousse » à long manche qu’elle nous présente par une pose probablement encouragée ou directement demandée par Géniaux. Parce qu’elle laisse voir devant l’objectif le savoir-faire technique de son métier, elle invite à réfléchir aux conséquences matérielles et à la productivité de ses actions.


Sur le plan écologique, les marais salants sont des paysages contrôlés, façonnés par et pour la culture, des zones marécageuses creusées, aménagées et entretenues spécifiquement pour l’extraction du sel. Avec ses bassins et ses chenaux soigneusement entretenus et bordés d’argile, la saliculture s’apparente au travail de l’aquaculture sur l’estran, mais si l’on considère précisément l’acte de l’extraction du sel (de l’eau de mer), il est également analogue à celui d’une carrière de minéraux. L’eau est acheminée par des canaux et des bassins afin de concentrer la salinité mais aussi pour qu’elle se déleste de sa matière organique. Pour purifier l’eau, les potentiels ensembles écologiques présents dans les marais salants (poissons, anguilles, algues) sont évacués ou bloqués dans des réservoirs qui précèdent les derniers bassins. Les conditions météorologiques doivent être prises en considération : seuls la chaleur et le vent d’un milieu d’été peuvent accélérer l’évaporation. La grille géométrique des marais salants offre des compositions en nuance de gris et des perspectives toutes prêtes, un motif qui par la suite, a été repris dans de nombreuses oeuvres d’artistes modernistes du milieu du siècle à l’instar de René-Yves Creston ou de Mathurin Méheut.

Deux paludières, Mathurin Méheut, vers 1940 – © ADAGP, Paris, 2017 – Marque du domaine public – Collection Musée de Bretagne, Rennes

Maura Coughlin.

Texte extrait de Charles et Paul Géniaux, sous la direction de Laurence Prod’homme, Éditions Locus Solus – 2019.

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