Bécassine et l’émigration bretonne

Le personnage de Bécassine existe depuis plus d’un siècle et a largement dépassé le cadre qui était le sien initialement : un personnage de littérature jeunesse. Présent aujourd’hui dans les musées, l’espace public, chanté, adapté au cinéma, il fait preuve d’une indéniable longévité et popularité. Pour de nombreux Bretons, il renvoie pourtant à une page douloureuse de l’histoire régionale, celle de l’émigration bretonne de la fin du 19e siècle et les représentations dévalorisantes de la Bretagne et des Bretons.

L’invention du personnage

Le 2 février 1905, un nouveau journal pour enfants, La semaine de Suzette est sur le point de paraitre, à l’initiative d’un éditeur parisien Henri Gautier, secondé par son neveu Maurice Languereau. Son lancement est organisé à grand renfort de publicité : 100 000 exemplaires doivent être distribués gratuitement et les petites-filles qui s’abonnent recevront une poupée Jumeau, prénommée « Bleuette » en guise de cadeau de bienvenue. Au moment du bouclage, la rédactrice en chef, Jacqueline Rivière, se rend compte que la page 16 du premier numéro est vide et improvise un scénario dans l’urgence du bouclage de presse, tout en confiant à un dessinateur de passage, Joseph Porphyre Pinchon, le soin de croquer les traits du personnage.

Ainsi est créé le personnage de Bécassine : celui d’une petite Bretonne, née à Clocher-lès-Bécasses, un village imaginaire du Finistère sud, qui vient chercher du travail à Paris et trouve une place de bonne d’enfant chez la marquise de Grand’Air. La première planche relate une bévue de la petite servante bretonne. C’est à partir de 1913 que le personnage, réclamé par ses jeunes lectrices, devient la vraie vedette de La Semaine de Suzette. Les histoires se déclinent toujours de la même manière : une histoire en une page, avec trois séries d’images superposées et un texte court au-dessous. Reliés sous forme d’albums cartonnés, les aventures de Bécassine constituent un succès d’édition exceptionnel : 25 albums paraissent sous la double signature de Caumery et Pinchon entre 1913 et 1939, vendus à 1 200 000 exemplaires.

Planche extraite de L’Enfance de Bécassine, album de 1931 – Tous droits réservés – Collection Musée de Bretagne, Rennes

Le personnage de Bécassine, aisément reconnaissable à sa silhouette verte, son tablier blanc et rouge, sa coiffe et ses sabots emprunte des éléments du costume breton. Mais ce sont surtout ses traits de caractère qui vont faire couler beaucoup d’encre : elle se singularise par une naïveté, parfois bête, maitrise mal la langue française et méconnait les usages sociaux comme les nouveautés du monde moderne. Si les enfants y voient un personnage attachant, qui surmonte les difficultés – principe même du roman d’apprentissage – d’autres y lisent une vision stéréotypée et dévalorisante des habitants des régions de France, en particulier de la Bretagne.

Héroïne ou stéréotype : une réception clivante

Dès sa création, le personnage de Bécassine devient une héroïne pour certains, au sens d’un personnage qui se distingue par ses exploits. Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, le personnage fait l’objet d’une large diffusion dans les placards publicitaires des magasins, reproduit en poupée en tissu…

Facture à en-tête de la maison « Delimelle & Jégat, négociants importateurs à Nantes », vers 1920 – Marque du domaine public – Collection Musée de Bretagne, Rennes

Pourtant, les premières critiques ne tardent pas à poindre dans les milieux militants bretons : le personnage est accusé de véhiculer une idéologie assimilatrice, de contribuer à représenter la Bretagne comme une terre d’arriération. L’absence de bouche touche au symbole dans un contexte de bataille linguistique, où le français est imposé aux petits Bretons à l’école.

Des évènements médiatisés ponctuent ce rejet du personnage : le film Bécassine, réalisé en 1939 par Pierre Caron suscite des protestations dès son tournage à Perros-Guirrec. La même année, au musée Grévin, un trio de nationalistes bretons détruit sa statue en cire. En 1970, Morvan Lebesque, figure du renouveau culturel breton désormais ancré à gauche, dénonce l’impact de la littérature enfantine dans la formation de préjugés de type colonial à l’encontre de la province. Dans son essai Comment peut-on être breton ? [1], il écrit : « Le Breton appartenait à jamais à la race pittoresque et récréative qu’incarnait sous une autre peau cette autre rondeur, le Bon Nègre Banania ». Bamboula Ya Bon et Bécassine Ma doué beniguet [ont été] les deux lunes alternées de mon enfance, la noire et la blanche ».

Bretonnes et Bretons, ces émigrés

Le personnage de Bécassine renvoie en effet à un contexte social historique daté, celui de la seconde moitié du 19e siècle, alors que se développe massivement un phénomène d’émigration à partir de la Bretagne.

Au 19e siècle, comme d’autres régions plus excentrées et rurales, la Bretagne est parfois regardée de l’extérieur avec mépris et ignorance, perçue comme sous-industrialisée et archaïque. En réalité, c’est une terre de grands contrastes. En 1801, la Bretagne compte 2,2 millions d’habitants ; elle en dénombre 3,3 millions en 1911 : le besoin important de main d’œuvre et les enseignements de l’Église favorisent un fort taux de natalité. Avec 40 % de moins de vingt ans en 1901, la Bretagne affiche sa jeunesse. Au 19e siècle, les campagnes bretonnes commencent aussi à bénéficier des avancées majeures de la Révolution industrielle. Les conditions de vie des paysans s’améliorent. Mais l’effondrement de l’industrie textile entraîne l’émigration de milliers de Bretonnes et de Bretons qui fuient la misère. L’arrivée du chemin de fer dans les années 1850 est aussi une évolution essentielle : elle permet le déploiement du tourisme, mais également le départ de près de 20 000 Bretons par an. Entre 1831 et 1968, date supposée d’arrêt de l’émigration massive, la Bretagne aurait perdu plus d’un million d’habitants.

L’émigration féminine, dont le personnage de Bécassine peut être considéré comme un archétype, est une caractéristique forte de cette émigration bretonne, elle va toucher plusieurs générations de femmes. Ainsi, il est de bon ton dans les familles bourgeoises, essentiellement parisiennes, de faire venir une jeune nourrice pour allaiter puis prendre soin des enfants. Ce phénomène des nourrices bretonnes perdure jusque dans l’Entre-deux-guerres. Des milliers de jeunes filles montent aussi à Paris comme bonne à tout faire. Le souci de la bonne moralité des domestiques est alors un enjeu essentiel : il s’agit de préserver ces jeunes filles innocentes, tout droit issues d’une Bretagne rurale, obéissante et pieuse.

Au-delà des enjeux de représentation de l’altérité culturelle, c’est bien aussi un rapport de classe et de hiérarchies sociales qui s’exprime au travers du personnage.

Les historiens parlent aujourd’hui de « syndrome de Bécassine« [2], « d’incarnation du mépris dont les Bretons ont souvent souffert« [3]. Pourtant, depuis les années 1970, l’image de Bécassine a changé et a été détournée : en la dotant d’une bouche ouverte et d’un poing levé, le graphiste breton Alain Le Quernec retourne le stigmate d’une figure vécue comme méprisante et en fait à la fois une féministe et la porte-parole d’une Bretagne capable de prendre en main son destin.

Décidons chez nous, Alain Le Quernec, 1981 – Tous droits réservés – Collection Musée de Bretagne, Rennes

Céline Chanas.

Juin 2023.


[1] Comment peut-on être Breton ? Essai sur la démocratie française, Le Seuil, coll. L’Histoire immédiate, 1970

[2] Alain Croix, Christel Douard, Femmes de Bretagne : images et histoire, Rennes, Apogée, 1998, 175 p.

[3] Ronan Dantec, James Eveillard, Les Bretons dans la presse populaire illustrée, Rennes, Ouest-France, 2001, 128 p.

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