Une scène de fête au Thabor sous Napoléon III…

Le dessin qui vient d’entrer dans les collections du Musée de Bretagne est signé de la main de Jean-Baptiste Louis Moullin, peintre né le 23 août 1817 à Nogent-le-Rotrou et mort dans cette même ville le 21 mars 1876. Il passe son enfance dans sa ville natale. Élève du dessinateur et lithographe Adolphe Bayot, au collège de Nogent, il fréquente également les peintres Hippolyte Lebas et Jules Coignet. En 1848, il réalise une « Allégorie de la Liberté » pour la ville de Nogent-le-Rotrou. Après avoir enseigné le dessin au collège Rémy-Belleau de Nogent de 1848 à 1853, il commence une carrière itinérante. Paysagiste rigoureux, il s’attache à reproduire des vues pittoresques de Nogent-le-Rotrou, du Perche et d’autres villes comme Le Mans, Blois, Angers, Vendôme ainsi que des plages normandes telles que Deauville, Trouville et le Havre. Dans les années 1850, il collabore à deux journaux, L’Illustration et Le Monde Illustré, ce qui lui assure un travail régulier de dessinateur, et également la fonction de chroniqueur mondain. Pour lui, « L’Illustration » permet de « réfléchir, comme un miroir fidèle, les hommes et les choses de son temps », écrit-il en 1848. Il bénéficie de la protection de la princesse d’Essling (1802-1887), maîtresse de la garde-robe de l’impératrice Eugénie de 1853 à 1870, qui l’introduit à la cour impériale et lui permet de découvrir le milieu artistique parisien. En tant que peintre, il célèbre la cour de Napoléon III. Il est par ailleurs correspondant de guerre en participant aux campagnes d’Italie en 1859 et d’Algérie en 1865, où il suit l’armée napoléonienne jusque sur les champs de bataille et prend l’information sur le vif et à sa source. Dans le sillage des déplacements de l’empereur et de la cour, il va sillonner la France, en participant aux grands événements du règne, comme le développement du chemin de fer. Il va aussi croquer les évolutions culturelles comme le tourisme récent, à la manière d’un reporter-témoin de son temps. Il meurt le 21 mars 1876 à Nogent-le-Rotrou, laissant une œuvre abondante, riche de témoignages documentaires sur les grands événements du Second Empire.

Rennes spectacle sur la promenade du Thabor, Jean-Baptiste Louis Moullin, 3e quart du 19e siècle – Marque du domaine public – Collection Musée de Bretagne, Rennes

La scène représentée ici, d’intérêt avant tout documentaire, correspond à une vue animée d’une fête populaire au jardin rennais du Thabor, à l’origine ancien jardin des moines de l’abbaye Saint-Melaine, lieu de promenade public avant la Révolution puis mis en valeur à l’initiative de la Ville de Rennes entre 1866 et 1868 par les apports des frères Bühler, architectes et paysagistes, par aménagements successifs.

On y reconnaît une perspective, déjà connue par quelques œuvres d’arts graphiques de la seconde moitié du 19e siècle et photographies réalisées en 1887, conservées au sein des collections du musée, depuis le carré Du Guesclin, au sud de l’église Saint-Melaine, aménagé en boulingrin en 1825. La vue du carré du Guesclin et de l’église Saint-Melaine semble fidèle à l’aménagement des lieux dans la seconde moitié du 19e siècle, le carré est alors un parterre de pelouse de forme trapézoïdale, avec une promenade bordée de marronniers. Sur le dessin, la statue de Bertrand Du Guesclin ne semble pas entourée d’une grille, bien qu’elle soit présente sur les prises de vues de 1887. La statue du connétable est érigée dès 1825 et sera déplacée à l’ouest du boulingrin en 1938 (puis détruite en 1946). Moullin figure de manière très vivante et réaliste le lieu et l’instant, le moment semblant pris sur le vif. La scène est rapidement esquissée, les silhouettes des personnages imprécises, bien que visiblement habillés pour un grand événement (chapeaux), mais elle évoque une foule importante au centre du carré comme sur la promenade qui le surplombe. Les seuls rehauts de couleur du dessin correspondent à une scène ou une tribune à rideaux rouges à droite, et aux quatre grands drapeaux français ornant le clocher de l’église Notre-Dame-en-Saint-Melaine à l’arrière-plan.

Une piste pour le contexte de ce dessin pourrait être celui du voyage de Napoléon III en Bretagne en 1858, et notamment l’étape que le couple impérial fit à Rennes le 19 août, où il reçut un accueil enthousiaste : après une réception et un dîner à la préfecture, le couple impérial est acclamé au balcon par la foule massée sur la Motte, et des jeux et des spectacles gratuits sont donnés au Thabor dans la soirée. La présence de Louis Moullin à Rennes pour la réalisation de ce dessin vraisemblablement pris sur le vif pourrait être expliquée par le fait qu’il accompagnait le couple impérial lors de ce déplacement. Ce voyage important marque un tournant dans l’histoire de la Bretagne au 19e siècle, et les bouleversements économiques et sociaux que connut la région durant ce règne marqué par la première révolution industrielle (arrivée du chemin de fer à Rennes en 1857). Des témoignages à Rennes du règne de Napoléon III ont longtemps perduré, qu’il s’agisse de grandes infrastructures publiques, des aménagements de l’espace, de l’érection de Rennes en archevêché, ou des fermes-écoles par exemple.

La scène pourrait également évoquer les festivités du 15 août, fête de l’empereur, qui sont établies partout en France à partir des derniers mois de la Seconde République quand le Prince-Président décida de proposer à la France une fête nouvelle. En février 1852, quelques mois après son coup d’état, il proclama que le 15 août (la Saint-Napoléon) redeviendrait la fête nationale, évocation directe du Premier Empire, mais aussi innovation importante dans l’organisation des fêtes nationales en France. La Saint-Napoléon du Second Empire s’appuie sur l’extraordinaire ferveur commémorative du milieu du 19e siècle, dans un contexte d’apogée de la fête en France, avec des fêtes catholiques traditionnelles ; des fêtes particulières au monde rural ; des fêtes païennes très populaires ; mais aussi des fêtes nouvelles, dont les rassemblements visant à faire revivre des traditions folkloriques ; des fêtes patronales ; et de nouvelles fêtes religieuses, comme la célébration de l’Immaculée Conception et le pèlerinage à Lourdes. Cette liesse populaire, est indissociable de la pratique des fêtes du Second Empire, qui contribuèrent de manière significative non seulement à la réémergence mais aussi au renouvellement du mythe monarchique sous le règne de Napoléon III.

Des documents conservés aux Archives municipales de Rennes permettent de connaître le déroulement de la journée du 15 août à Rennes, notamment pour les années 1868 et 1869. Dans chaque commune, la journée commençait en général avec la sonnerie des cloches de l’église ou des églises, et le tir du canon dans les villes ; ensuite, venait la distribution de nourriture aux pauvres, généralement organisée par la municipalité, suivie de l’office du Te Deum à l’église, en présence des autorités civiles et politiques, des associations locales. Après le service religieux se tenait la revue militaire, avec soldats et gardes nationaux dans les villes, suivie dans l’après-midi par les jeux et amusements publics (qui ont lieu, à Rennes, sur la promenade du Thabor). Les célébrations se terminaient par des banquets et des bals populaires dans la soirée, et des tirs de feux d’artifice. La fête célébrait l’empereur et sa famille, mais était aussi une fête de la mémoire : les drapeaux, les affiches, les poèmes, les représentations théâtrales commémoraient aussi l’épopée napoléonienne. D’autres thématiques s’ajoutèrent, surtout à partir des années 1860, qui mettaient l’accent sur la mission civilisatrice de l’empire dans les colonies, et sur le pouvoir pacificateur de l’industrie.

Manon Six.

Septembre 2023.

Laisser un commentaire