Petites histoires de la gastronomie de Bretagne – Le petit bleu de Bretagne : le mets divin

Le nom « petit bleu de Bretagne » est une des dénominations du homard européen. Aujourd’hui défini comme un produit de qualité, reconnu pour son goût fin, ce cardinal des mers – comme le surnommait l’écrivain Jules Janin (1804-1874) qui ne l’avait vu que cuit – est, pour l’une de ses recettes, historiquement au cœur de conversations enflammées entre chefs cuisiniers et gastronomes.

Voyez et mangez, ceci est un homard !

L’atelier de mosaïque Odorico et Baudoux, de Rennes, propose en 1952 à la réputée rôtisserie Irvoas de Laval une décoration pour sa cheminée. La mosaïque originale est toujours visible dans la Salle Contemporaine du restaurant, aujourd’hui rebaptisé L’Antiquaire. S’y admire l’un des produits les plus réputés pour les gastronomes : un homard bleu qui dresse ses pinces et ses antennes au centre de fruits. À gauche, une cruche de terre est accompagnée par une coupe contenant une grappe de raisin. À droite, sont positionnées des bouteilles de vin et de champagne avec chacune un verre adapté à la dégustation de leur contenant. Comment ne pas reconnaître ici une inspiration prise dans les natures mortes au homard et aux fruits flamandes du 17e siècle ? Le raisin y symbolisait l’Eucharistie, et le fameux crustacé la résurrection quand il n’était pas un avertissement contre le luxe et la luxure.

Quand peu avait l’estomac d’avoir foi en lui

En 1888, Georges Pouchet (1833-1894), directeur du laboratoire de pisciculture de Concarneau, explique dans la Revue des deux mondes qu’ « il n’y a pas quarante ans que les pêcheurs de la côte de Bretagne faisaient fi du homard, ne le mangeaient pas ; et quand les premiers navires homardiers vinrent d’Angleterre s’enquérir s’ils en trouveraient à acheter, l’étonnement fut grand : on se demanda ce que les Anglais pouvaient bien faire de ces bêtes inutiles ». Si vers 1840, le homard se pêche communément sur les côtes de Bretagne, ce n’est pas pour autant qu’il est apprécié d’un point de vue gustatif : sa chair est en effet décrite comme « compacte, dure, coriace et indigeste ». Simplement servi sur une serviette, entouré de persil, il se mange à la rémoulade quand il n’est pas apprêté pour seulement 30 centimes. À partir des années 1850-1860, il commence à être « le plus estimé des crustacés », surtout grâce à la recette du homard à l’américaine, « cette conquête des temps modernes [qui] n’en est plus à lutter contre les estomacs ».

Facture publicitaire du Grand Hôtel de l’Apothicaire à Sauzon « Cuisine Soignée / Spécialité / de Homard à l’Américaine », imprimerie B. Arnaud à Lyon, 1922 – Marque du Domaine Public – Collection Musée de Bretagne – Rennes

Une sacrosainte recette à l’histoire épicée

En 1921, dans son guide La France gastronomique consacré à la Bretagne, le critique culinaire Curnonsky (1872-1956) s’oppose à la dénomination « homard à l’américaine » pour défendre celle d’« homard à l’armoricaine »  car, selon lui, « comment diable voulez-vous que le pays du régime sec, du lait concentré, de la viande comprimée et frigorifiée, du « corned beef », du poulet en cubes, des sauces Thermochimiques et de la cuisson « scientifique », ait pu inventer un mets aussi délicat et aussi savoureux ? ». De plus, la presse, qui ouvre largement ses colonnes au débat et à la recherche du premier chef à avoir créé le plat, affirme que la recette serait inspirée des pêcheurs bretons qui ont l’habitude de « verser dans un chaudron du gros cidre et cet alcool violent qu’on appelle là-bas du « goutte chique », poivrer largement et jeter là-dedans des homards découpés vivants », précisant que « le homard à la morlaisienne et la langouste à l’armoricaine procèdent du même principe ». Le sens que Curnonsky donne à l’adjectif « américain » est clairement relatif aux États-Unis et il a raison sur un point : le homard à l’américaine n’a rien à voir avec cette contrée ! En effet, le terme désignait au 18e et au début du 19e siècle tout ce qui était lié aux colonies françaises situées Outre-Atlantique : la recette du homard à l’américaine a pris sa forme en s’inspirant d’un plat de homard épicé né au 18e siècle dans le contexte créole de la colonie française de Saint-Domingue (l’actuelle Haïti), île qui avait de forts liens avec les villes portuaires françaises, dont Saint-Malo. L’appropriation culturelle du plat partout en France est d’autant plus flagrant à la lecture de la recette créée en 1858 par Denis-Joseph Vuillemot (1811-1876) en association avec Alexandre Dumas (1802-1870), dont le père, Thomas-Alexandre Dumas (1762-1806), était originaire de Saint-Domingue.

Recette du homard grillé, carte postale des Éditions d’Art Jos Le Doaré, années 1970 – © Copyright-Tous droits réservés – Collection du musée de Bretagne, Rennes – Une interprétation du homard grillé inspiré des recettes du homard à la Béarnaise et du homard à l’Américaine ! « Cuire pendant 5 minutes le homard à court-bouillon. Le fendre dans le sens de la longueur, beurrer et mettre à cuire 10 minutes dans un four très vif. Préparer une sauce béarnaise, y ajouter la cervelle du homard. Bien travailler cette sauce, la relever d’un peu de moutarde et de quelques gouttes de citron. Bien poivrer, arroser le homard et servir. On peut aussi arroser le homard d’un armagnac flambé, la sauce béarnaise étant servie à part ».

Sophie Chmura.

Octobre 2023.

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