L’Atlas des sociétés futures – Ambitions et complexités d’un projet artistique face aux enjeux d’un musée de société

Entretien entre Manuel Moreau (Réfèrent du projet au Musée de Bretagne) et Simon Gauchet (École Parallèle Imaginaire).

L’Atlas des sociétés futures est une recherche collective et participative qui convie des participants à interroger le sens et le récit des objets conservés dans les musées de sociétés.

Pour mener à bien cette expérience, un groupe de personnes est convié dans des réserves « secrètes » dans lesquelles sont conservés une centaine d’objets non-identifiés par le musée, celui-ci aurait perdu la mémoire suite à un virus mystérieux.

Les ethnologues amateurs participants réinventent à partir des collections existantes la fonction même du musée. Ce dernier n’est plus seulement un lieu de conservation, il devient un lieu d’invention et d’écriture de récit de sociétés parallèles. Les participants sont invités à manipuler, dessiner, interpréter et inventorier ces objets de façon à composer une société parallèle, future ou imaginaire et ainsi créer l’Atlas des sociétés future.

Cette aventure était programmée au Musée de Bretagne à Rennes du 19 septembre au 12 décembre 2021 (suite à un premier report lié à la crise sanitaire), sur les 8 séances prévues seules la moitié au pu avoir lieu.

Conception Simon Gauchet
Coordination
Charlotte Piérard
Scénographie
Guénolé Jézéquel
Graphisme Sixtine Gervais / Atelier du Bourg

En savoir plus : https://ecoleparallele.com/latlas-des-societes-futures/

Pour le Musée de Bretagne (MDB), quel était le point de départ de cette expérience ?

Manuel – Le Musée de Bretagne voyait un fort intérêt à faire évoluer l’expérience du Musée Recopié imaginée avec des musées de Beaux-arts, il y a quelques années par l’École Parallèle Imaginaire. Le projet nous intéressait donc, de par son ouverture et sa dimension contributive. Il restait à trouver un écho avec les musées de société, un point de vue plus ethnologique ou archéologique.
En préparation d’une exposition « Rennes les vies d’une ville » et des journées nationales de l’archéologie en 2020, la responsable du pôle publics y voit l’opportunité de proposer aux archéologues et au musée de faire un pas de côté.

De là, les premiers échanges avec l’ÉPI ont débuté : il s’agissait à ce moment de questionner l’histoire urbaine par le prisme des ruines (il faut entendre ruine dans sa fonction de catalyseur de multiples histoires, de traces d’usage et de mémoire passées) ou comment repenser de manière originale et décalée une autre archéologie du bâti.

Le projet a finalement été enclenché quelques mois plus tard, à l’aune d’une réflexion sur l’évolution du parcours permanent du Musée de Bretagne. La problématique était alors de voir comment l’expérience des publics conviés à l’Atlas pourrait nourrir cette réflexion au sein du musée ?
Simon – Lors de nos premiers échanges s’était aussi posée la question du format de cette action. Une action au long court, une réflexion collective pour travailler la question de lecture des ruines, des traces et des récits.

Meuble-Réserves créé par Guénolé Jezequel et installé à l’entrée du parcours permanent du musée – CCBYSA – Cliché Alain Amet, photothèque Musée de Bretagne

Pourquoi, pour un musée comme le MDB vouloir convier un projet artistique dans le cadre d’un projet scientifique ? Et à quels besoins cela répond ?

Manuel – Les musées de société et d’histoire à vocation régionale ne sont aujourd’hui pas si nombreux que cela en France, mais nous faisons partie d’une grande famille, celle des écomusées et musées de société. Dans la philosophie des écomusées, les habitants d’un territoire sont à l’origine du processus de patrimonialisation. Nous avons dans notre ADN la volonté de comprendre comment une histoire se construit collectivement par la rencontre des regards et la rencontre des usages. On aime à dire que nous ne sommes pas un musée où les objets sont présentés et valorisés comme des chefs d’oeuvre, simplement sur une qualité esthétique, voire une valeur monétaire. L’intérêt de l’objet passe davantage par la valeur de l’usage, et les histoires qui s’y croisent.  En quoi l’objet témoigne de pratiques, de vies d’une société ? C’est dans cette perspective que la démarche artistique nous intéresse. En effet, aujourd’hui, nous nous plaçons dans une posture scientifique, avec une approche qui relève de l’archéologie, de l’histoire, de l’anthropologie, disciplines qui suivent des protocoles très précis. Mais à l’aune des échanges avec les publics, on s’aperçoit que cette posture scientifique, confrontée à des regards inattendus, surprenants, décalés, mais aussi complémentaires, s’en trouve collectivement enrichie car partagée le temps d’une séance.

Comment les multiples paroles des publics (même décalées) sur les objets peuvent-elles être recueillies, intégrées à la vie/mémoire du musée, de ses collections ? Comment le musée peut-il être à la fois polysémique et polyphonique ?

La rencontre et l’accueil des artistes au sein d’un musée de société offre la possibilité de développer, susciter différents regards, d’en développer des nouveaux et d’accompagner les publics sur différentes lectures.

Après un parcours dans les couloirs « interdit au public », Simon Gauchet (Ecole Parallèle Imaginaire) guide les participants rendus aveugles vers les réserves secrètes. Une manière de passer d’une réalité à une autre. – CCBYSA – Cliché Alain Amet, photothèque Musée de Bretagne

Comment une démarche artistique trouve-t-elle un intérêt à faire écho à des collections d’un musée de société ?

Simon – Ce projet part d’une rencontre avec un terrain de jeu qui n’est pas le nôtre. De par sa nature, nous pensons que le musée est un espace d’expérience très inspirant. L’idée même de conserver toutes les traces, toutes les images du passé pour les présenter à nos contemporains, relève d’un caractère utopique. À cela s’ajoute les changements qui s’opèrent au sein de ces institutions : le désir de ne plus être seulement des espaces de conservation mais des espaces d’innovation et de socialisation. Ces nouveaux enjeux rejoignent le champ de l’artistique sur les questions de démocratisation et d’émancipation culturelle.

L’Atlas est né pour moi après une visite au musée d’art et histoire à Saint-Brieuc, devant un métier à tisser, je me souviens m’être dit « Et si on se trompe complètement, si la nature de cet objet était différente avec des usages oubliés ? ». Cette expérience s’est reliée à la lecture du manifeste de la montagne sombre (The Dark Mountain Manifesto, Dougald Hine, Paul Kingsnoth, 2009), qui interroge le lecteur sur la place de l’artiste dans l’époque dans laquelle nous sommes, et surtout la place des nouveaux récits pour forger de nouveaux imaginaires.

En tant qu’artiste, ce qui m’a interrogé dans le lieu-musée de société c’est la place accordée à la fabrication du récit. Avec l’Atlas, on invite les participants à retraverser tous les processus inhérents à la fabrication de l’objet de musée. De la découverte jusqu’à la mise en récit de cet artefact – comment fait-on pour faire émerger des histoires intimes et/ou scientifiques ? Le discours scientifique est une porte d’entrée, une proposition de lecture de l’histoire, mais comment légitimer les lectures plus sensibles, qui ne relèvent pas d’une expertise scientifique ? C’est le pari de l’Atlas.

Comment co-construire un projet scientifique et artistique ? Comment arriver à faire dialoguer les deux ? Comment co-construire un projet entre une équipe artistique et une institution ?

Manuel – Ici, vous n’aviez pas totalement une carte blanche, puisque nous avions des attentes concernant l’Atlas des Sociétés Futures : créer de la matière pour nourrir notre réflexion autour de l’évolution du parcours permanent. Il s’agissait plutôt d’un projet artistique au sein d’un projet structurant, c’est peut-être pour cela que nous avons eu parfois des difficultés à mettre nos postures professionnelles de côté… et à la fois elles participaient du projet, du récit. Les complexités « internes » auxquelles je pense ont pu être de l’ordre du non-exprimé. Je pense par exemple, au fait de ne pas donner tout de suite à l’artiste tous les tenants et aboutissants du projet structurant (l’évolution du parcours permanent), notamment sur le volet stratégique, alors que celui-ci avance en parallèle.

Ajoutez à cela la complexité du travail autour de l’objet : sur ce que l’École parallèle imaginaire pensait connaitre de la disponibilité de l’objet et nous, de notre souci de respecter scientifiquement notre mission de conservation de l’objet. Cet échange autour de nos enjeux et contraintes respectives a mis du temps à se faire. Il s’agit de trouver un équilibre entre notre mission régalienne de conservation des collections et notre désir de redonner du pouvoir sémiotique à l’objet, de l’agilité dans son rapport au public.

Simon – Il s’agit de prendre le temps de comprendre le logiciel et les logiques de chacun. Quand on croise des disciplines, se posent toujours les questions du choix de vocabulaire, des méthodologies utilisées et ces changements d’habitudes prennent du temps et demandent à chacun de faire un pas de côté.

Manuel – Cela demanderait une immersion des équipes artistiques au musée, à l’instar d’une résidence. Pour que le projet s’infuse entre les équipes artistiques, techniques et scientifiques.

Simon – Le projet était pensé pour être réalisé dans les véritables réserves du musée, et par souci de conservation et de sécurité des objets, il a dû être pensé au sein du parcours de l’exposition permanente. Ce qui a changé la nature du projet : au départ pensé comme des ateliers, il est devenu un projet d’exposition collaborative. Ce qui a rajouté de la complexité au montage et à l’écriture du projet.

Manuel – D’autant plus qu’une exposition se construit au moins deux ans à l’avance pour nous et implique une organisation basée sur des protocoles et un retroplanning précis, pour assurer la coordination de l’ensemble des composantes du projet. La flexibilité, si elle est possible, reste donc très contrainte. 

Simon – De par nos pratiques, nous sommes dans des temporalités différentes. D’où l’importance de points d’étapes pour vérifier que tout le monde est au même niveau de compréhension, la réalisation d’un cahier des charges…
Il faut aussi noter tous les ajustement liés à la crise sanitaire du Covid-19 : calendrier, scénographie, jauge, déroulé des séances, médiation…

Fabienne Martin-Adam membre de l’équipe de conservation du Musée de Bretagne met à disposition des participants les collections à étudier. Elle en profite pour donner les consignes d’usage en matière de manipulation et de conservation. – CCBYSA – Cliché Alain Amet, photothèque Musée de Bretagne

Retours sur les expériences autour des trois séances.

Manuel – Il m’a semblé que les participants étaient assez détachés de la situation sanitaire, et ils voyaient davantage ce temps au musée comme un temps de respiration. Même si certains des récits étaient emprunts de champs lexicaux liés à la maladie ou au soin, nourris du présent, les participants se laissaient embarquer par la mise en fiction proposée par l’Ecole Parallèle Imaginaire.

Simon – Les participants avaient envie de raconter des histoires qui n’ont rien à voir avec ce que l’on vit, cela relate un besoin de s’extirper d’un récit dominant, un récit qui rend la crise omniprésente dans notre monde et dans notre culture.
La fiction sur laquelle nous jouons a pu en déboussoler certains, dans la mesure où pour beaucoup d’entre nous, le musée reste un lieu d’expertise, de savoirs et de scientificité. Le musée, habituellement en charge d’apporter des questions et des réponses, convoquait ici un espace d’imagination. Les objets n’étaient pas là juste pour apporter leurs fonctions dans leurs usages mais étaient là comme catalyseur, comme matière à imaginer pour dépasser nos préconçus sur des objets, usages et système sociétal.

L’action peu habituelle de toucher, retourner un objet a permis de désacraliser la relation entre les participants et l’objet et par extension au musée. Cette rencontre concrète, purement brute et matérielle entre un regard novice et un objet de musée crée un instant rare et précieux en terme d’appropriation des collections.

Manuel – Dans la manière dont les participants manipulaient les objets, on pouvait déjà voir comment ils appréhendaient ou pas le contexte « scientifique » du musée. Dans mon souvenir, certains les touchaient avec précaution comme le ferait un conservateur. Et d’autres les touchaient comme s’ils étaient en situation d’usage.

Aujourd’hui, au musée, nous cherchons à créer un groupe de personnes, communément nommé un comité de visiteurs (même si dans les faits il ne s’agira pas forcément de personnes fréquentant habituellement nos espaces d’exposition). Un groupe prêt à collaborer avec le Musée de Bretagne et qui serait présent à nos côtés au cours de nos différents projets. J’ai vu l’Atlas des Sociétés Futures comme un premier temps préalable à la formation de ce groupe dans la mesure où ils ont vécu une expérience, certes fictive mais collective au sein du musée. Nous souhaitons aujourd’hui recontacter les participants de l’Atlas des Sociétés Futures pour leurs proposer d’intégrer ce collectif.

Une participante analyse l’objet qui lui a été remis pour en déduire un maximum d’information. À l’aide d’un jeu de questions et d’échanges avec les autres participants, elle est amené à en déduire des usages et des mises en contexte. Riches de l’ensemble de ces informations, les participants replacent collectivement ces collections « en quête de mémoire » au sein d’un récit, celui d’une « société future » – CCBYSA – Cliché Alain Amet, photothèque musée de Bretagne
Lettre faisant état des découvertes et hypothèses des groupes des sessions précédentes, pour mieux inviter les participants à s’inscrire dans un récit collectif et co-construit.

Le Musée de Bretagne
Situé au sein des Champs Libres, le Musée de Bretagne est une porte d’entrée pour découvrir l’histoire d’une région à l’identité affirmée. Musée d’histoire et de société, ses collections riches de plus 700 000 pièces font référence en matière d’ethnologie, d’histoire, d’archéologie, d’arts décoratifs, de photographies, d’affiches. Bretons d’ici et d’ailleurs, curieux de passage, chacun peut y découvrir les traces d’un passé, trouver des résonnances avec nos sociétés contemporaines, comprendre intimement la région.

L’École Parallèle Imaginaire

Née des questionnements d’élèves de différentes écoles supérieures de théâtre, d’art et d’architecture sur la notion de transmission,l’École Parallèle Imaginaire (EPI) est un lieu nomade qui invente des expériences dans des théâtres, des musées, dans l’espace public et pour des territoires. Jouant de la frontière entre réalité et fiction, l’ÉPI travaille à étendre nos capacités d’imagination et à créer des rituels contemporains. Dirigée par Simon Gauchet, metteur en scène et plasticien l’association regroupe une vingtaine de « maîtres-élèves » qui sont artistes, anthropologues, cartographes, acteurs, architectes, constructeurs, philosophes, écrivains, éclairagistes, réalisateurs.


À Karine, au départ de toute cette aventure.

Septembre 2021.

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