« L’affaire des pendeloques » (ou quand la science nous amène à réviser nos connaissances)

Une nouvelle acquisition intéressante…

Le musée a acquis en 2022 en don sept petites pendeloques anthropomorphes découvertes fortuitement dans la maison natale d’un particulier, à Quintin (Côtes-d’Armor), lors de travaux au milieu des années 1950. Elles proviennent du doublage d’un pan de bois, au premier étage d’une maison attribuable aux 16e-17e siècles. Les objets pourraient avoir été déposés à cet endroit peu après 1796, au regard d’autres documents découverts à proximité (lettres manuscrites datées de la toute fin du 18e siècle[1]).

Pendeloque provenant de Quintin – CC BY, cliché A. Amet – Collection Musée de Bretagne, Rennes

Il a très vite été possible de relier ces pendeloques à un corpus réduit d’autres exemplaires découverts sur le territoire breton, sortes de petites figurines taillées et incisées dans l’os (ou ivoire), plates, mesurant autour de 4-5 cm de long, comportant un trou de suspension, comme celles découvertes en contexte archéologique :

-à l’île Lavret, dans l’archipel de Bréhat, Côtes d’Armor, par Pierre-Roland Giot (1981), un exemplaire,

-dans la crypte de l’église paroissiale de Lanmeur, Finistère, par Philippe Guigon (1985) – deux exemplaires, un en os, un en ivoire -, (conservés en dépôt au musée de Bretagne et présentés dans le parcours permanent)

Pendeloque anthropomorphe provenant de l’église de Lanmeur – CC BY, cliché A. Amet – Dépôt au Musée de Bretagne, Rennes

-dans les ruines du château de Rieux, Morbihan (1980), un exemplaire,

-dans une rue du Croisic, Loire-Atlantique (1914), un exemplaire,

-dans la chapelle Saint-Patern de Vannes, Morbihan, par Christophe Le Pennec (2007-2008) -deux exemplaires.

Sur le cliché ci-dessous, les sept pendeloques de Quintin sont alignées dans la rangée du haut. Dans celle du bas figurent pour comparaison, de gauche à droite, les deux de Lanmeur, puis celles de Lavret, Rieux et Le Croisic.

Pendeloques anthropomorphes bretonnes – Tous droits réservés, cliché Philippe Guigon

Des pièces à la datation très lointaine en perspective…

Seule celle provenant de l’île Lavret, trouvée dans une fosse à déchets, a pu jusqu’ici être datée, dans l’intervalle 550-800, mais uniquement grâce à une analyse radiocarbone des déchets organiques de cette fosse, et donc non directement à partir de la pendeloque.  Les autres proviennent d’un contexte où une datation médiévale pouvait être plausible. Celles de la crypte de l’église de Lanmeur, liée au culte de saint Melar ou Méloir, saint breton du 6e siècle, inhumé à cet endroit, ont pu par exemple être enfouies au 12e siècle, selon l’archéologue Philippe Guigon. Mais il est à noter que celles de Lanmeur, Le Croisic et Rieux sont associées à du mobilier archéologique moderne lors de leur découverte.

Les exemplaires connus de ce type d’objet découverts sur le sol français s’avèrent par ailleurs rares, et mieux représentés, si l’on s’en tient à la comparaison stylistique, à l’échelle de l’Europe du Nord : l’archéologue allemand Joachim Werner avait dressé une liste dès 1964 de pendeloques cylindriques géométriques, dont l’actualisation n’a pas été réalisée par la suite dans des publications scientifiques, laissant les recherches incomplètes au niveau européen.

L’aspect anthropomorphe est assez net sur l’ensemble des exemplaires connus à ce jour. L’archéologue Pierre-Roland Giot repérait néanmoins sur celui de Lavret selon son interprétation plusieurs étapes de confection, tout d’abord une pendeloque principalement géométrique, similaire à d’autres items identifiés comme des amulettes porte-bonheur ou apotropaïque, présents dans le domaine mérovingien germanique (mais plus souvent de forme cylindrique, du type dit des « massues d’Hercule », comme les exemples issus du site de Darstadt en Bavière et conservés au musée de Würzburg). On y reconnaît notamment les mêmes registres composés de croisillons en réseau, de croix de Saint-André, séparés de traits parallèles horizontaux, la même partie conique au sommet. La réalisation globale suscite a priori assez peu de moyens techniques. L’anthropomorphisation est présentée par P.-R. Giot comme une étape postérieure pour celle de Lavret, travail au couteau suivi d’un travail moins soigné de polissage des surfaces. Un trait médian semble servir de « ceinture ». Au-dessus un registre correspond au thorax, représenté par une croix centrale, puis un registre correspond au visage du personnage, où l’on distingue front, arcade sourcilière, yeux, nez, bouche, alternant entre éléments traités en réserve et incisions. La partie conique sommitale est également dotée d’une croix. Le rendu général est celle d’une figure plutôt hiératique, qui pourrait faire penser à un guerrier casqué, ou bien un capuchon ou une cagoule pour un personnage religieux (représentation éventuelle d’un saint ? ). Les pendeloques de Lanmeur évoquent davantage une taille en série, sans représentation d’un personnage spécifique, mais une représentation plus conventionnelle, à vocation probablement apotropaïque, sorte de petits talismans.

Les pendeloques cylindriques géométriques, du type « massues d’Hercule » (étudiées par Joachim Werner en 1964) ont majoritairement été retrouvées dans le nord de l’Europe : par exemple dans le Mecklenburg, en Frise, en Suffolk, en Flandre orientale, dans le Hainaut, à Breny dans l’Aisne ou Hérouval dans l’Oise (rares cas connus en France), dans la basse vallée du Rhin, en Bavière, soit une trentaine d’exemplaires au total. Ils ont notamment été découverts dans des contextes funéraires (tombes à urnes cinéraires du Mecklenburg par exemple), correspondant principalement à des sépultures de femmes et d’enfants des 6e et 7e siècles. Concernant l’usage possible de ces objets, on peut envisager qu’ils aient été portés en ornements de ceinture. La fosse à déchets dans laquelle l’exemplaire de Lavret a été retrouvé se situait à proximité d’un cimetière, avec des inhumations ayant fourni du mobilier proche d’exemples provenant du nord de l’Europe (umbos de boucliers), ce qui a donc fourni à la datation radiocarbone de la fosse à coquillages un complément logique au profit d’un rattachement au haut Moyen-âge.

Pour P.-R. Giot, il était possible d’imaginer l’introduction de ce type d’objet, ou du moins de son inspiration, dans la péninsule armoricaine par voie maritime (commerce, échanges), du fait de sa quasi absence attestée aujourd’hui dans le reste de la Gaule franque, selon les connaissances et découvertes archéologiques actuelles. Si l’hypothèse de la fabrication locale, nécessitant peu de moyens, semblait tout à fait plausible par rapport à l’importation, ces objets rares pouvaient témoigner de l’importance des contacts et échanges aboutissant dans cette péninsule armoricaine du haut Moyen-Âge encore si peu connue, et notamment de son ouverture sur le nord de l’Europe, potentiellement via la Grande-Bretagne actuelle.

Mais une vérification qui s’imposait…

Les sept pendeloques de Quintin sont venues doubler le nombre d’items connus pour la Bretagne, en renforçant la supposition d’une taille plus en série évoquée lors de la découverte de celles de Lanmeur. Leur contexte de découverte dans le doublage d’un pan de bois d’une maison des 16e ou 17e siècle ne permettait en revanche pas de rattacher aisément ces éléments au haut Moyen Âge, à la différence des items connus jusqu’ici, même si ces petits objets, facilement transportables, auraient pu avoir été conservés durant une période médiévale plus ou moins longue puis réemployés. Une autre perspective de datation résulte du constat de leur proximité avec des pendants de chapelets du 17e siècle, comme ceux découverts au couvent des Jacobins à Rennes (avec des représentations figurées plus élaborées néanmoins). Ce mode de fabrication en os perdure au cours des siècles, et demeure donc compliqué à dater hors contexte archéologique fiable. Leur datation restait donc à manier avec une grande précaution. 

Le Musée de Bretagne a donc souhaité confier un projet d’examens scientifiques en vue de leur datation après acquisition, ayant eu par ailleurs connaissance que le corpus des pendeloques jusqu’ici connu serait potentiellement réétudié dans le cadre du récent projet collectif de recherche consacré au haut Moyen-âge (Formes, natures et implantations des occupations rurales en Bretagne du IVe au XIe s., Inrap, CReAAH).  L’analyse en vue de la datation radiocarbone a été confiée au laboratoire Ciram, près de Bordeaux. Compte tenu de la nature de l’objet et des caractéristiques du matériau, c’est le prélèvement nécessairement destructif d’une petite partie d’une des sept pendeloques (2022.0022.1) qui a été retenu pour cet examen. Le résultat obtenu indique une datation remontant à l’époque Moderne ou Contemporaine. Il comporte plusieurs intervalles chronologiques qui se distribuent une période comprise entre la seconde moitié du 17e et la première moitié du 20e siècle, sans qu’il soit possible de la détailler davantage. Au regard du contexte de découverte, il est assez tentant d’y voir de manière préférentielle une datation vers les 17e-18e siècles.

Alors pourquoi ce décalage entre la proximité stylistique des pendeloques et leur datation, différente de celle de Lavret, la seule qui ait pu être datée jusqu’ici ? A Lavret, la pendeloque a été trouvée dans une fosse à coquillages et la datation a été effectuée sur des charbons provenant de cette même fosse. Selon l’archéologue Françoise Le Boulanger, plusieurs hypothèses permettraient d’expliquer cet écart chronologique :

-l' »effet vieux bois » du charbon, pouvant influer sur la datation si l’arbre ayant servi à produire le charbon de bois a été abattu alors qu’il était très âgé et si le bois provenait de la moelle ; l’âge du charbon de bois reflétant de plus le moment où le bois a été coupé et non celui où il a été brûlé,

-la provenance même de ces charbons et la contamination possible par d’autres mobiliers : la fosse de rejet se situait dans un contexte mêlant plusieurs périodes, de l’Antiquité à l’époque moderne.

Conclusion décevante au regard des attentes du musée mais non moins captivante…

Ces pendeloques, vraisemblablement modernes, n’en restent pas moins des témoignages rares d’une production artisanale ancienne, qui semble être restée régionale, mais aussi de la diffusion d’une forme de culture populaire et sans doute de pratiques de dévotion et de croyances, dont il reste beaucoup à découvrir.

Par ailleurs, par mesure de précaution et en vertu de la refonte prochaine de certaines séquences de son parcours permanent, le Musée procèdera au retrait des 2 pendeloques anthropomorphes de Lanmeur présentées depuis 2006 dans la partie consacrée au Haut Moyen-âge.

L’enquête sur la signification et l’usage de ces objets n’est pas terminée…

Manon Six.

Août 2023.

Bibliographie

Joachim Werner,  Herkuleskeule und Donar-Amulett, Jahrbuch des Römisch-Germanischen Zentralmuseums Mainz, t. XI, p. 176-197, 1964

Pierre-Roland Giot, La pendeloque anthropomorphe de l’Ile Lavret, Revue archéologique de l’Ouest, tome 1, 1984, p.121-123.

Philippe Guigon, Les pendeloques de la crypte de Lanmeur, Revue archéologique de l’Ouest, tome 2, 1985, p. 121-125


[1] Au premier étage de cette maison datant au premier abord des XVIe-XVIIe siècles, derrière un lambris en bois appliqué à l’intérieur contre le colombage, furent mises au jour sept pendeloques anthropomorphes, ainsi que trois lettres datant des 17 novembre 1792, 10 janvier et 23 janvier 1796. Ces missives, échangées au sein de la famille Le Breton – l’un des frères était receveur du château de Beaumanoir, en Quintin –, ne semblent pas posséder de rapport avec les pendeloques, en tout cas n’en font aucunement mention. Les pendeloques auraient pu être dissimulées avec les lettres après 1796.

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