Qu’est-ce qu’on mange ? Tel est le titre des Rencontres d’histoire 2023, titre évocateur qui renvoie à nos besoins physiologiques mais convoque aussi tout un imaginaire et une histoire culturelle. C’est à travers l’abondante iconographie de ses collections que le Musée de Bretagne propose d’aborder l’histoire de l’alimentation en Bretagne. Dégustons cette série consacrée à la gastronomie bretonne. Au menu, chaque lundi, artichauts et choux-fleurs, petit bleu breton, crêpe ou galette, cochon, pommes et beurre. Rendons également hommage aux femmes en cuisine, de la cuisine des mères de la Belle Époque jusqu’à Simone Morand, militante de la culture gallèse et de sa gastronomie. Sept sujets qui offrent l’opportunité de comprendre le patrimoine gastronomique breton, à la fois matériel, immatériel et mémoriel, touchant à la fois aux champs de recherche de l’alimentation, de l’architecture, des arts décoratifs, de la botanique ou encore de la sociabilité.

De l’alimentation à la gastronomie bretonne
Le sens moderne du mot « gastronomie » conduit à la séparer de l’alimentation, pourtant ces deux domaines se recoupent assez largement. Si l’alimentation est une nécessité, la gastronomie est une recherche de qualité, un plaisir et une connaissance. Mémoire des recettes et des saveurs, éducation du goût, culture dépendante de son époque, de la société et des approvisionnements, la gastronomie d’une région se comprend en cernant tout ce qui la constitue, que ce soit la production et l’élaboration des produits, le rôle du commerce dans leur diffusion, l’évolution des techniques pour cuisiner, les modalités de service ou l’importance du cadre et des arts de la table. Pour parler de la gastronomie de Bretagne, il faut considérer toutes ses composantes d’autant que les habitudes et pratiques alimentaires y sont très diversifiées.
Les premiers textes à parler de produits bretons datent pour la plupart du 17e siècle : ils s’intéressent surtout aux poissons et au beurre comme dans la correspondance de Madame de Sévigné (1626-1696) « Nous faisons ici une fort bonne chère ; nous n’avons pas la rivière de Sorgue, mais nous avons la mer ; le poisson ne nous manque pas, et J’aime le beurre charmant de la Prévalaie, dont il nous vient toutes les semaines ; Je l’aime et je le mange comme si j’étois Bretonne : nous faisons des beurrées infinies, quelquefois sur de la miche. »

D’après les guides touristiques écrits dans les années 1850 et 1860, l’alimentation bretonne est « très-simple ; elle se compose de bouillie, crêpes ou galettes de sarrasin ; de pain de froment, de seigle ou d’orge ; de pommes de terre, de beurre, de lait ; de viande de bœuf ou de porc salée, mais seulement une ou deux fois par semaine, ou trois fois dans les maisons riches ; occasionnellement d’un peu de morue dans le carême. L’eau est la boisson ordinaire : on se décide à prendre du petit cidre ou cidre inférieur quand l’année est très-abondante en pommes, ou quand on ne peut trouver à le vendre. Le vin n’apparaît chez les fermiers que dans les grands diners, et seulement au dessert. La plupart des pauvres gens ne consomment que des pommes de terre, du pain d’orge ou de seigle, et, dans les grands jours, de la galette de sarrasin ».
Il faut attendre les critiques des gastronomes au début du 20e siècle, comme Maurice Sailland dit Curnonsky (1872-1956), pour avoir un regard plus gourmand sur les spécialités et les mets bretons, à un moment où des distinctions sont faites entre les terroirs. Le lieu de dégustation devient important : il faut être sur place pour sentir le lien d’un plat avec le sol d’où il est issu. À la fin des années 1920, les Guides Michelin signalent en Bretagne quinze restaurants, classés pour la renommée de leur table ou tout simplement parce qu’ils sont bien tenus.

Cette vue présente le restaurant de Mélanie Rouat (1878-1955) dont la carrière de restauratrice commence peu après la Première Guerre quand un groupe de la Comédie Française – dont Cécile Sorel (1873-1966) – lui demande de leur cuisiner un repas. Ils sont enchantés par l´omelette et les Belons qu’elle leur sert. Quelques jours plus tard, elle leur prépare des huîtres, des palourdes, du homard à la crème, du poulet avec des pommes fondantes au beurre, ainsi que de la crème au chocolat et un gâteau breton. L’enthousiasme des artistes incite Mélanie a transformé sa petite épicerie en restaurant bientôt aidée en salle par son fils et ses filles. Rapidement elle ajoute un hôtel en achetant la maison mitoyenne. Elle reçoit une première étoile Michelin en 1932, puis une deuxième en 1934 pour ses palourdes farcies, son homard Mélanie et sa galette bretonne. Le peintre Maurice Asselin (1882-1947) a fait son portrait, à table, en compagnie de Curnonsky en 1933.
Un patrimoine entre Argoat et Arvor
En 1923, dans La France gastronomique- Guide des merveilles culinaires et des bonnes auberges françaises (1923), Curnonsky et Marcel Rouff (1877-1936) notent, comme dans le Larousse ménager, que la cuisine bretonne est peu savante et se caractérise surtout par la quantité, la diversité et la fraîcheur de ses produits : ils affirment ne pas prétendre « que la cuisine bretonne soit recherchée, savante, très délicate, ni très personnelle. Mais enfin, vous pouvez l’affronter sans épouvante ! Elle est honnête, abondante et suave ». De la fin des années 1940 à celle des années 1990, les Guides Vert Michelin continuent à affirmer que la qualité des produits utilisés prime sur le raffinement des préparations : en Bretagne, la gastronomie est avant tout une gastronomie de terroir, entre terre et mer. En effet, à la fois agricole et maritime, principalement tournée vers l’élevage, la péninsule profite ou produit d’abondantes ressources qui alimentent sa cuisine.

Aujourd’hui, elle est la première région maritime de France avec sa vingtaine de ports. La pêche, principalement côtière et artisanale, fournit une grande diversité de poissons dont la sardine et le maquereau. Depuis un peu plus d’un siècle et demi, coquillages et crustacés sont les fleurons de la gastronomie bretonne. Proposé à la dégustation directement dans les petits ports de pêche, le plateau de fruits de mer fait de nos jours partie des souvenirs de vacances haut de gamme. Dès les années 1880, les hôteliers attirent les touristes en vantant le naturel et la fraîcheur de leurs produits, comme sur la Côte d’Émeraude (Ille-et-Vilaine) où les hôtels avaient presque tous un réservoir à homards. Mais, au cours des années 1960, avec l’épuisement du stock et l’essor des nouvelles pêches, comme celle de la coquille Saint-Jacques, puis la concurrence grandissante du homard américain, les homardiers des côtes de France sont obligés de créer une association pour gérer efficacement la pêche et labelliser le homard bleu.

Avec 20 % de la surface nationale, la Bretagne est aussi une grande région légumière. La grande variété de plantes potagères et d’arbres fruitiers est à l’origine de multiples spécialités locales et de goûts différents. Mais cette diversité naturelle, si propice au bien manger, est menacée depuis les années 1930 par plusieurs facteurs : la concurrence facilitée par l’industrialisation des moyens de reproduction des plantes, la standardisation des produits liée à leur distribution et au goût du plus grand nombre dans un contexte de mondialisation grandissant, la préférence de l’aspect au goût. Alors que la culture de pommes d’une grande diversité variétale a su résister aux bouleversements de la production agricole intensive, les producteurs d’artichauts et de choux-fleurs léonards (Finistère Nord) doivent se battre pour vendre et faire apprécier leur production pourtant tout aussi emblématique du terroir breton.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, des mutations considérables touchent l’élevage, entre autres par la sélection de bovins, ovins et autres poulets. Le cochon est toujours un symbole des campagnes bretonnes et la région fournit plus de la moitié du porc français. Mais si la filière industrielle porcine demeure l’une des principales ressources économiques de la Bretagne, la concurrence internationale, le dumping social, la réglementation sanitaire ou la nécessaire reconquête de la qualité des eaux obligent la filière à se réinventer. La valorisation des produits, des races et des terroirs ouvre de nouveaux horizons. Aujourd’hui, des éleveurs et des consommateurs favorisent de plus en plus les circuits courts permettant le maintien de certaines spécialités charcutières et bouchères.

Gastronomie, tradition et identité
La dimension sociale, culturelle et patrimoniale de la gastronomie bretonne est aujourd’hui fortement affirmée. Bien que très plébiscitée, elle apparaît, à bien des égards, menacée par l’uniformisation des productions et du goût, la consommation de masse, les monopoles industriels, la perte des savoir-faire, l’évolution des usages et des manières de la table. Bien des pans de ce patrimoine sont dénaturés ou disparaissent. Pour sa préservation, le champ patrimonial de la gastronomie bretonne se recompose sous ses différents aspects, matériels et immatériels, sans pour autant se figer. Les produits culinaires locaux, du terroir ou artisanaux, font l’objet d’une reconnaissance patrimoniale au travers des matières premières, des techniques, des lieux de production, des usages, mais aussi des représentations associées, surtout identitaires, car le processus d’appropriation collective est un outil au service de la mise en patrimoine du culinaire. Durant les dernières décennies du 19e siècle, de nombreux esprits se prennent de passion pour la culture populaire sous toutes ses formes. L’alimentation ne reste pas à l’écart de cette grande séquence de cristallisation des traditions : savoirs et savoir-faire sont appréhendés en tant que folklore. L’alimentation entre dans la construction d’un imaginaire et de traditions qui fondent la spécificité et l’identité de la Bretagne. Cette qualité explique en partie la vitalité des histoires culinaires et le succès qu’elles rencontrent auprès d’un large public. Le patriotisme, familial, local ou national, constitue l’un des plus puissants facteurs de formation de ces légendes qui témoignent du désir, conscient ou non, de glorifier son groupe d’appartenance.

N’oublions pas que les sources sur l’histoire de la gastronomie sont, certes, souvent écrites, mais surtout ethnographiques. L’ethnographie a recueilli beaucoup de recettes : c’est un moyen important d’apprécier la mémoire du goût et l’art de bien manger. Sur le sujet, impossible de ne pas citer le travail de collectage mené par Simone Morand (1914-2001), auteure de nombreux ouvrages mettant en valeur l’héritage culinaire breton. L’évolution du goût est un problème crucial pour l’histoire de la gastronomie, mais malheureusement, la connaissance scientifique du goût est encore très imparfaite. Chacun a son catalogue de goûts et de saveurs, qui évolue de façon complexe dans le temps, et qui est difficilement transmissible d’un individu à un autre, d’une génération à l’autre, d’un groupe à l’autre. Mais comme la gastronomie est conviviale, plus collective qu’individuelle, il est possible de comprendre le goût d’un peuple ou d’une époque en faisant appel à l’expérience et à la mémoire. La reconstitution d’une recette ancienne permet à l’historien de remonter assez loin dans le temps. Cette reconstitution peut s’avérer une aventure hasardeuse car ni tous les produits, ni les techniques culinaires – qu’il s’agisse des temps de cuisson, des températures ou des modes de préparation – ne sont précisément mentionnés dans les livres de cuisine avant ceux du chef français Auguste Escoffier (1846-1935). Il s’avère que la part d’interprétation des cuisiniers au fil des décennies témoigne autant de leur époque que de celle de la recette originale. Par exemple, derrière la bataille des grands chefs autour de la genèse de la recette du homard à l’américaine ou homard à l’armoricaine, s’écrit l’histoire d’une appropriation culturelle en lien avec le passé colonial français.

Sophie Chmura.
Octobre 2023.